La Reine du royaume (version XIXème)

Publié le par DonaSherif


 

Edouardine !
Une petite tête blonde émergea d’un grand champ de blé mûr, scruta la maison et se tapit aussitôt. Elle ne voulait pas rentrer. Elle était bien, comme ça. Marie-Constance était si sèche et si dure.
Yvon et Jean, ses frères, jouaient avec Kiki, le chien, à l’arrière.
— Edouardine ! cria une nouvelle fois sa mère.
Elle était déjà en colère.
Ne voyant venir personne, elle rentra dans la maison et poussa avec vigueur le rideau de coquillages qui clôturait l'entrée. Le rideau tintinnabula dans l'air.

Edouardine fut rassurée. A l’abri des grands épis de blé dont les têtes barbues, soulevées par une toute petite brise d'été, dansaient comme des papillons légers, elle tressait de ses doigts, trois longues tiges qu'elle avait arrachées à ses pieds. Une couronne. Une couronne royale. Elle la décorerait avec les coquelicots et les boutons d'or qu'elle avait ramassés. Dix rangs de tresse, un coquelicot, dix rangs de tresse, un bouton d'or. Il y avait dix boutons d'or et dix coquelicots. Elle savait compter. Ce serait très joli.

Son père, Alphonse, devait réparer quelque meuble dans l’appentis attenant à la maison. Depuis qu'il n'allait plus en mer, il s'adonnait au petit bricolage d'entretien presque toute la journée. Les coups du marteau arrivaient à elle, portés par le souffle aérien qui courait dans le ciel et faisait s'envoler les fleurs de pissenlit, fouinant l'air comme des petits insectes.

Edouardine se faisait toujours disputer. Marie-Constance, sa mère, lui claquait souvent la joue, d'une main nerveuse et aride. Il fallait donner à manger aux poules ; apporter la nourriture au porc et traire la vache et puis nettoyer les tapis, plier les draps, éplucher les légumes, mettre la table et la desservir. Ce n'était jamais fini. Et avec Marie-Constance, ce n'était jamais assez bien. Edouardine disait « Maman » quand elle s'adressait à sa mère et « Marie-Constance » lorsqu'elle pensait à elle.

Au moins, à l’école, Edouardine avait le temps de s'asseoir. Même après une bonne heure de marche avec les frères, qui la laissaient à l'école d'asile avant de rejoindre l'école des garçons, elle était contente d'être en classe. Maintenant, elle savait parfaitement tracer les lettres et les reconnaître. Elle les prononçait souvent à voix haute, avec une curiosité enjouée et chantante, les nommait une à une, comme des copines. Le « a » faisait faire comme les bébés : on ouvrait grand la bouche ; le « b » rendait imbécile quand elle se regardait le dire dans n'importe quel reflet de fenêtre, à l'école : il fallait avancer les deux lèvres en avant ; le « c » montrait toutes les dents ; pour le « d », c'est toute la langue qui venait taper contre. C'était le « z » qui l'amusait le plus, l'une des lettres les plus faciles à prononcer. Il suffisait de reproduire le son des mouches.
Parfois, avec Yvon et Jean, ils jouaient à faire le « z » en même temps, imitaient trois grosses mouches en train de voler dans la maison, se pourchassant les unes les autres, s’agglutinant entre elles avant de se combattre, dans des vrombissements de moteur. Avec leurs index crochus pointés en avant et une drôle de grimace qui cherchait à effrayer l’adversaire, ils se fonçaient dessus, se rentraient dedans, tombaient par terre, gisaient sur le dos, les jambes en l'air, faisant des moulinets du tonnerre, mimant l'insecte presque vaincu qui tentait de survivre. Et puis, ils finissaient par se relever et reprenaient le combat. La guerre des mouches ! C'était drôlement bien !

Mais Marie-Constance arrivait toujours trop tôt, avec un baquet de linge sur les bras ou bien une poule égorgée qui gouttait encore de son sang sur le dallage en pierre de la cuisine. Excédée par le bruit et aussi de voir ses trois enfants oisifs, elle torpillait tout le monde :
— Bande de fainéants ! Vous n’avez pas honte de jouer pendant que vot' mère et vot' père travaillent ! Allez donc aider, plutôt !
Marie-Constance envoyait les garçons vers leur père.
À Edouardine, elle lançait durement :
— Et toi, tu vas m'faire ça tout de suite ! Allez, tiens !
Et elle lançait la poule sur l’enfant, toute morte, avec son cou plein de sang. Ça voulait dire qu’il fallait la plumer. Ou bien alors, elle posait le baquet de linge par terre et d'un coup de pied, l'envoyait vers l'enfant. Ça voulait dire qu'il fallait plier.

Marie-Constance n’aimait pas la fainéantise. Elle ne supportait pas de voir ses enfants prendre du bon temps. Leurs rires et leurs jeux lui semblaient indécents. Pouvait-on s'amuser quand on était pauvres ?
La misère s'était abattue sur leur maison comme un lierre anthropophage. Depuis qu'Alphonse avait laissé une partie de sa main gauche à des travaux de labour pour aider, la guigne leur était tombée dessus. Et ce n'était pas la première fois. Le patron du chalutier ne voulait plus de lui. Quel genre de métier pouvait donc faire un pécheur qu'avait plus qu'une main ?
La désolation mordit le cœur de Marie-Constance avec la force d'un piège à loup. À la pensée qu'Alphonse bricolait de sa main droite dans l'appentis, maladroitement mais avec la seule volonté de se rendre utile, elle eut les larmes aux yeux. Fallait pas que les p'tits la voient pleurer. Jamais.

Yvon, l'aîné, âgé de onze ans, avait une sensibilité de fille. Oui, de fille, s'insurgea Marie-Constance, mentalement. Des fois, il pleurait devant un oiseau mort qu'il avait pas pu sauver. Un oiseau mort ! Fallait toujours qu'Yvon essaie de sauver quelque chose de vivant. Y'avait pas que les oiseaux. Y'avait aussi des mulots mal en point, une couleuvre qu'il avait ramenée un jour, à moitié morte. Des insectes aussi. Une fois, il avait ramené un bourdon. Un bourdon ! Un gros bourdon avec une aile rongée. L'gamin l'avait mis à reposer dans une ancienne tabatière, sur un lit d'foin tout frais fait. Deux jours durant, il l'avait nourri de confiture de prunes. Un pot qu'il avait volé dans l'arrière-cuisine, sans le dire à sa mère.
Outrée, elle avait été ! Outrée du mensonge, outrée de voir le bourdon planter son aiguillon dans sa confiture. Le fils avait bien mis une bonne cuillère sur une feuille de laurier et l’avait posée devant l'insecte. Il s'en était régalé, tu penses ! Des prunes, qu'on n'en avait jamais eu d'aussi bonnes et jamais autant à la fois. Elle en avait fait au moins dix pots, pour l'hiver. Eh ben, non ! Yvon en donnait à un insecte à moitié mort !
— C'est qu'il a bon cœur, not' gars, avait dit Alphonse, en essayant de la calmer.
— Bédame ! On s'ra jamais riches, comme ça ! avait grondé Marie-Constance. Tu bavasses sur lui, que ça n'mène à rien d'bon ! On est généreux quand on a d'quoi l'être, sinon c'est qu'on est innocent. Qu'une bête à chagrin, oui !
— Dame, ça lui passera quand y gagnera tout seul ses sous, avait rajouté le père.
— Mais s'il est capable de nourrir un bourdon à moitié crevé, y'a à craindre quand y s'occupera des gens ! Ou d'une femme ! Il compte'ra pus ses sous !

Heureusement, Jean n'était pas comme son frère. Il avait dix ans. Il était dur, Jean. Comme sa mère. Souvent, elle admirait son fils, son regard fier, sa tignasse d'homme, en pleine santé, bien implantée dans sa nuque, avec des frisottis qu'elle devait raser toutes les semaines tellement ça poussait. Il y avait de la force partout chez son garçon. Jean parlait plus fort que les autres gamins quand il jouait avec eux. Il leur donnait des ordres, et même à son frère ; organisait des batailles d'eau, à coups de seaux entiers qu'ils puisaient dans la rivière et qu'ils se jetaient dessus. Le premier qui tombait était mort. Jean ne tombait jamais, c'était le plus fort. Il avait pas son pareil pour courser les poules à manger et savait botter le cul du chien quand il gueulait trop, ramasser des grandes fournées de bois sec sans qu'on lui demande.
Certaines fins d'après-midi, quand il faisait chaud, Jean revenait les genoux croûteux, le visage hâlé et en sueur, les mains terreuses d'avoir joué à la guerre. Marie-Constance le disputait parce qu'il était sale comme un baladin et qu'il faudrait laver ses frusques. Mais intérieurement, elle était fière. Un petit homme, hardi, courageux, jamais fatigué. Il avait du caractère et pis du chien aussi, avec ses grands yeux noirs et sa belle frange qui tombait dessus. Et il ne pleurait jamais. Même claqué bien sèchement, y pleurait pas le p'tit.

C'était le plus grand trésor de Marie-Constance, ça. La bravoure, la force au travail et la fierté, c'est ce qu'elle admirait le plus chez un homme. Alphonse son mari, elle s'en voulait de plus pouvoir l'admirer. Mais quoi ?... Depuis qu'il travaillait plus, il mangeait davantage. Et sans ramener d'argent, encore. Mais c'était son mari.

Après l'accident d'Alphonse, Marie-Constance avait vu s'éteindre sa mère, bien après son père. Ils avaient donc hérité de leur maison, une ancienne ferme qui n'avait plus ni étable ni porcherie et bien fendue de ses anciens prés qu'il avait fallu vendre au fil des ans. Il ne servait plus à rien d'habiter au port et leur bicoque de pêcheur avait trouvé famille dès qu'ils l'avaient quittée.

Un beau potager et un verger promettaient toutefois de ne pas vraiment mourir de faim. Avec les économies, ils avaient acheté une petite vache aux Simonnet, les voisins. Et puis plus tard, un porcelet. Une ancienne amitié de Marie-Constance avait donné trois poules.

— Edouardine ! cria une nouvelle fois Marie-Constance, en direction des champs alentour. Si tu viens pas ici, j'te jure bien qu'tu vas l'sentir, ma fille !

La fillette se résigna. Sa petite tête blonde sortit du champ de blé, émergea en plein soleil, et bientôt, sa fine silhouette apparut toute entière en haut du chemin forestier. Marie-Constance fut rassurée. Toujours peur pour ses gamins.
— Rentre immédiatement, méchante ! Y'a du travail pour toi !

Edouardine avança à contre-coeur.
Elle aurait tellement aimé continuer à jouer à la reine. Elle aimait ce jeu. Quand elle était reine, tous les petits insectes constituaient sa Cour. Des tas de petits sujets à qui elle donnait des ordres bien distincts : « Faire taire tous les coqs du pays pour empêcher de réveiller les parents qui envoient leurs enfants à l'école quand il y a du soleil ; faire fleurir toutes les marguerites le même jour autour du petit pré pour faire joli ; et aussi pour préparer de la poudre magique- une poudre magique qui donne du bonheur aux gens ; rendre les poules immortelles... » et plein de choses encore. Mais ce petit monde n'était pas toujours obéissant. Les abeilles, les guêpes, les papillons, les coccinelles voletaient dans tout le royaume : un ronronnement incessant. Ils se posaient parfois sur son cotillon de lin ou son caraco. Elle leur rappelait alors les devoirs à respecter et toutes les lois à appliquer pour protéger le pays des fleurs et des blés dont elle était la souveraine absolue.
Les insectes insoumis, volatiles et excités, repartaient aussitôt, dans une soif de conquête et de liberté qu'aucune souveraine ou impératrice, fut-elle la plus puissante du monde, n'aurait pu arrêter.

Les galoches de la reine frappèrent d'un bruit sec les herbes du jardin, chauffées à blanc sous le soleil de midi, firent rouler la petite caillasse de l'allée, juste avant de franchir le seuil de la maison où Edouardine n'était rien d'autre qu'une petite domestique, une petite bonne sans importance. L'enfant serra très fort, dans sa poche, la couronne royale qu'elle avait tressée elle-même. Un emblème, un porte-bonheur. Une autre fois, peut-être...

— Tes mains ! ordonna Marie-Constance. Montre !
Edouardine sortit ses deux mains de sa grande jupe. Consternation !
— Ah c'est du joli, tiens ! siffla sa mère, méchamment.
La fillette regarda ses doigts rougis et jaunis tout à la fois par le jus de coquelicots et de boutons d'or écrasé dans sa paume. Mince... Les diamants de la couronne royale avaient fondu sous ses doigts et déteint sur sa jupe !
— Cochonne, va ! Va les laver ! Je fais pas la cuisine avec les souillons ! Et tu frotteras ton cotillon toute seule, ça t'apprendra ! Mets ton bonnet. Y'a pas besoin de gâcher d'la nourriture avec des ch'veux.

Edouardine noua son bonnet de coton autour de son cou. Sa marraine, Clothilde, lui en avait cousu un autre, en belle toile, brodé de petites fleurs blanches au pistil en relief. Du point de bourdon. On ne le mettait qu'aux cérémonies et pour la messe. Sœur Clothilde de la Pénitence, dont la photographie trônait sur la cheminée, vivait dans un cloître, aux Sables d'Olonne. C'était la sœur de sa mère. Edouardine l'avait vue deux fois : quand elle avait trois ans mais elle ne s'en souvenait pas, et à l'âge de six ans. C'était l'année dernière.

Marie-Constance observa sa fille, de dos.
Edouardine battait des blancs d’œufs dans une petite jatte en terre. Elle était trop jeune pour aller jusqu’au bout, mais il fallait qu’elle apprenne. Sa mère admira son geste, déjà expérimenté. La petite fille, tenant la jatte à l’oblique, fouettait vigoureusement son contenu.
— Faut pas s'arrêter !
Une mèche ou deux, échappées du bonnet, s'agitaient dans son cou, au rythme de son mouvement de bras. Ses petites épaules frémissaient et la chair hâlée du soleil de juin sentait bon. La santé des champs.
Marie-Constance eut envie de poser sa tête sur cette nuque enfantine, d'en sentir la sève, toute jeune, d'en écouter l'ardeur qui battait comme un pouls. Elle aurait aimé embrasser cette joue charnue d'enfance encore. Embrasser sa fille, elle aurait bien aimé.
Elle respira son odeur, parfum des herbes chaudes et de l'air d'été.
Edouardine, c'était son bébé. Sept ans. La seule fille. Toute petite déjà, Edouardine avait montré de la vigueur. Tous, ils s'amusaient de ses mimiques arrondies, de son babil incessant, de ses facéties. Ses frères avaient déjà trois et quatre ans lorsqu'elle était née. Un joli petit jouet, une jolie petite poupée. Une petite femme en minuscule, s'attendrissait Alphonse. Ma princesse, s'émerveillait Marie-Constance.


Edouardine était troublée. Elle sentait la respiration de sa mère dans son cou. Cette extrême promiscuité la rendait nerveuse. Marie-Constance l'observait, la jugeait même.
Un léger fléchissement de l'épaule. Les lèvres pincées, un peu vexée que sa force l'abandonnât juste maintenant, le front plissé, tout à son effort, la fillette s'appliqua du mieux qu'elle put mais finit par s'arrêter. C'était trop difficile.
— Si tu t'arrêtes à chaque fois qu'ça tire, vont pas monter bien haut, tes blancs !
La mère bouscula un peu la petite fille et d'un geste autoritaire, s'empara de la jatte et du fouet.
— R'garde donc qu'y' on fait !

Une mer moussue de neige naquit dans le récipient. Ou alors c'était une montagne. Une montagne de neige. Avec des petits chemins creux et des vagues crépues.
— Tiens ! R'garde bien si sont bons, dit Marie-Constance, quelques minutes plus tard.
Edouardine prit la jatte à deux mains, la retourna, à l'envers.
Et il ne se passa rien. Les blancs en neige de Marie-Constance défiaient toutes les lois de l'attraction terrestre : une montagne de neige, à l'envers.
Sa mère en était assez fière, le rose aux joues, un sourire aux lèvres.

— Faut'y mettre la pâte à gâteau à présent, dit Marie-Constance en se dirigeant vers la maie sur laquelle reposait une autre jatte.


Edouardine avisa le gros sel posé sur la table. Elle en prit une pincée et s'amusa à poser quelques grains sur la montagne, sans les enfoncer. Sa mère s'affairait à mélanger la pâte à gâteau, posée là-bas, sur la maie. Irradiés par le soleil qui entrait par la vieille fenêtre, les grains de sel firent des étoiles, démultipliant en faisceaux lumineux, la lumière. La montagne de neige, d'un blanc pur, dentelée de petites crêtes et de sillons rocheux, brilla de tous ses feux.
— Ho la ! Nigaude ! cria Marie-Constance, en se rapprochant de la table.

La mère portait un simple bonnet sans dentelles ni broderie et de longs jupons foncés, d'un brun sombre, en lin. Trois fois par semaine, elle enfilait autour de son cou une longue chaîne qui retenait une paire de ciseaux pour aller ramender les filets de pêche ou bien les carrelets du port du Bec, sillonnant les pontons de bois un peu foutraques, pour trouver à rafistoler autant qu'elle pouvait. Parfois, elle aidait aux huîtres dans les polders du Dain, quand on voulait bien d'elle. La culture ostréicole, à Bouin, s'était développée incroyablement depuis quelques années. Ou bien, elle chargeait le sel des sauniers sur les carrioles. Elle gagnait alors un peu plus. Elle était courageuse, donnant au travail toute la force de ses bras avec la lancinante inquiétude de manquer de nourriture pour les enfants.

Parfois, il venait au cœur de Marie-Constance, une douleur angoissante. C'était la peur. Comme si elle tombait dans un marais malveillant. Elle tombait et se débattait dans des sables mouvants, des « sables mourants » comme disaient les vieux. Et plus elle se débattait, plus elle s'enfonçait. Il valait mieux ne pas trop penser. La pensée de tout ce qui n'allait pas réduisait la force des gens malheureux et enlevait leur courage. Mais quand même...
Marie-Constance pensa à l'avenir. Aux trois enfants. A son mari. Et son cœur se serra. Quand on était miséreux dans ce monde, on l'était pour de bon. Y'avait qu'à travailler.
C'est pour ça qu'elle n'aimait pas la fainéantise. On n'avait pas le droit d'être paresseux quand on était pauvre. La dignité, c'était dans le travail qu'on la trouvait. Au moins, ça, on pouvait pas vous l'enlever, le courage.
Une autre rogne la tenaillait bien des fois. Une colère mélangée à du chagrin et qui ravageait sa force en moins de deux. Mais cette fois-ci, Marie-Constance chassa l'image des sables mouvants, se fouetta d'une grande tape sur la joue et prenant son baquet de linge sale à pleines mains, fila vers le lavoir où quelques femmes du hameau, battaient déjà leurs guenilles.


*



C'était jour de marché aux Sables d'Olonne.
Marie-Constance observait les femmes, admirativement. Son regard s'emparait de détails élégants. Les femmes, ici, portaient des jupes de couleurs vives, rouge ou bleu et des camisoles jaunes ou vertes. Certaines même avaient des bijoux ; des camées en pierre ou en coquillages faisaient des boucles d’oreille, des broches ou des bagues. Plusieurs autres, en plus de leurs coiffes qui remontaient en petites pointes ciselées, avaient un parement ajouré qui descendait sur le front, formant une sorte de petit diadème : « un dalet  » qu'on portait apparemment sur le devant plutôt qu'à l'arrière.
Marie-Constance n'était pas coquette. Mais ces richesses entrevues, la gaieté qui venait des étoffes colorées lui faisaient envie. Seulement, on n'avait pas de quoi. Il était inutile de songer à ces parures. Depuis qu'Alphonse ne travaillait plus, la vie était encore plus dure. Et puis, ici, c'était le grand bourg. Chez eux, c'était la campagne. Quelques bêtes, le potager, les arbres fruitiers. Alphonse aidait bien au potager, même avec une main. Il allait aussi aider à plumer les poules chez les voisins et à biner des parcelles qu'on lui payait comme on paie un manchot qui bine des parcelles. Ça suffisait pas bien, mais c'était toujours ça.

 


Comme elle allait rendre visite à Sœur Clothilde, au couvent de Sainte-Croix, événement qui avait lieu quelques fois par an, Marie-Constance avait profité du voyage dans une petite diligence qu'on partageait à plusieurs. De Bouin, il fallait bien trois heures pour gagner les Sables d'Olonne. Elle avait emmené Edouardine avec elle. Au couvent des Bénédictines, l'air sacral et pierreux du parloir les avait rafraîchies mais en quittant cet endroit, attirée par la lumière du soleil et le flot de gens qui allaient vers la foire, un large panier à la main, dans un bruissement joyeux de conversations à tout-va, Marie-Constance avait entraîné Edouardine vers les halles, contentes toutes deux de cette distraction.

Madame Haupin observait Edouardine.
La petite fille était habile, elle le pressentait. Tout d'abord, parce qu'elle avait une patience rare à cet âge, observant depuis un long moment son ouvrière, Jeanine, sans changer de position une seule fois. Ensuite, parce qu'elle semblait d'une curiosité précieuse, les yeux rivés sur la jeune femme, dans un froncement des sourcils qui témoignait d'une intense réflexion, comme si la gamine cherchait à comprendre le métier. Une bonne ouvrière, pour commencer, devait être une bonne observatrice.
Madame Hautpin dirigeait un atelier de dentelle et broderie, aux Sables d'Olonne. Le dimanche, au marché, elle exposait les travaux de sa boutique. Depuis un long moment maintenant, la fillette était très attentive au travail de la dentellière qui, assise sur un trépied, maniait des drôles de bobines sur un drôle de coussin. Marie-Constance l'avait laissée, occupée à marchander un coq qui manquait à sa basse-cour et comme l'affaire durait un peu et que l'étal du volailler n'était pas très loin, elle avait sommé sa fille de l'attendre là et de n'en pas bouger. Les coqs paraissaient plus beaux ici qu'ailleurs, comme s'ils portaient les couleurs des femmes, tellement vives et si joyeuses.

C'était la première fois qu'Edouardine observait avec autant d'attention une dentellière au travail. Et puis, les jabots, les filets, les guipures, les passements, les pampilles foisonnaient sur l'étal dans une blancheur arachnéenne et immaculée. Des coiffes empesées, aussi différentes les unes que les autres, d'une merveilleuse élégance, décoraient un velours posé sur la longue table dans une mise en scène de couleurs, splendide. Des Grisettes de travail ; des coiffes plates avec des petits plis sur le dessus et une large broderie confectionnée aux aiguilles autour ; des Quichenottes, pour le travail des champs, sans broderie ; les coiffes des ramendeuses, les coiffes de deuil, toutes simples, les coiffes de demi-deuil, les coiffes de cérémonie dentelées et brodées ; la coiffe de la Sablaise, la plus fine et la plus ouvragée. Toutes ces ciselures de dentelles contrastaient avec la lourde nappe en velours rouge.
— Comment tu t'appelles ? finit par demander madame Hautpin, devant la fillette, conquise par la dextérité de l'ouvrière.
« Edouardine » s'échappa d'une bouche en cœur et de deux yeux francs.
— Tu as déjà essayé ?
— Non, répliqua la petite.
— Tu veux essayer ? proposa la patronne de l'atelier.
Il arrivait qu'à la foire, on trouve de bonnes fillettes, courageuses et honnêtes au travail.
Edouardine prit place sur un petit siège confortable. Madame Hautpin commença la leçon elle-même :
— Là : ce support en velours, c'est le carreau, pour poser ton ouvrage. Les épingles de tête servent à tenir et à dessiner ta dentelle. Ces drôles de bobines, là, ce sont les fuseaux. On utilise seulement du fil de soie ou de lin ou de coton très fin. Le carton : c'est pour ton dessin. Tu vois ces petits trous ? Chaque trou compose ton dessin. Quand on fait ces trous, on utilise un piquoir. Il suffit de déplacer les épingles en suivant le tracé du dessin, sur le carton et de passer tes fils autour des épingles. Voici le carton. Tu vois le dessin ?
— Oui, répondit Edouardine, docilement.
— On travaille toujours par paires : deux fuseaux à chaque fois. Nous allons essayer le point à la Vierge. Regarde-moi tout d'abord. On apprend toujours par les yeux pour commencer. Observe bien les fuseaux: tout est dans le tourné.


Madame Hautpin plaça quatre épingles en haut d’un carton perforé.
— Épingles à gauche : je prends les deux paires de fuseaux, je tourne deux fois, je croise, je tourne, je croise, fuseaux à gauche, je pose. Je prends mes deux paires de fuseaux à droite, je tourne deux fois, je croise, je tourne, je croise, fuseaux à droite, je pose. Regarde : on a huit fuseaux. Tu as vu ? Nous utiliserons les quatre autres un peu plus tard.
— Oui madame, dit l'enfant avec respect.
— Partons à présent du centre : épingle de tête au centre et on recommence. Et je tourne deux fois, je croise, je tourne, je croise, pose des fuseaux. Tu as compris ?
— Oui !

Madame Hautpin continua encore un peu.
— Regarde : nous avons déjà un début de broderie !
— Oui ! répondit Edouardine, émerveillée.
De minuscules petits points ajourés se dessinaient sur le carreau.
— Assieds-toi à ma place. A toi maintenant !

 

L'enfant prit les deux premières paires de fuseaux et sous la houlette de son professeur, suivit le dessin de dentelle imprimé sur le carton. Eh bien ! pensa madame Hautpin, elle a déjà le tour de main. Son tourné est presque impeccable ! La fillette hésitait à peine et sous l'égide tutélaire de la patronne qui semblait tant apprécier son travail, Edouardine poursuivit son effort. Même Jeanine, l'ouvrière, s'était arrêtée de broder et hochait la tête de satisfaction à la vue de l'enfant, opiniâtre dans sa besogne, soigneuse dans son allure et tenace, à première vue, de tempérament.
— Tu pourras l'emmener. Ce que tu as fait, tu pourras l'emmener, dit madame Hautpin.
Elle aussi avait l'air satisfaite.
— Elle se débrouille bien ! lança-t-elle à Jeanine qui lui répondit par un sourire.
— Tu es douée ! Où est ta maman ?
— Chez le volailler. Elle va revenir me chercher.
— Continue ma grande, continue !
Edouardine était passée à l'épingle située au bas de la première. Le carton perforé présentait un petit losange et il se tramait peu à peu, comme un bijou.

Marie-Constance venait de s'approcher. Un coq, dont le panache tenait dans un énorme toupet arrière de faucilles brunes et dans ses crétillons d'un rouge sanguin, coquelinait dans un large panier à couvercle que le marchand avait laissé pour trois sous.
Edouardine cessa son ouvrage dès qu'elle vit sa mère approcher. Il n'était pas bon faire attendre Marie-Constance.
Madame Hautpin eut son idée :
— Vous avez de la chance ! Elle a l'air bien obéissante en plus d'être vraiment douée ! Regardez ce qu'elle a fait.
La dentellière défit l'ouvrage de l'enfant, avec précaution et d'un doigt habile.
— La trame est parfaite ! C'est rare, vous savez ! Elle n'a jamais appris ?
— Non, répondit Marie-Constance.
— J'aurais bien besoin d'une apprentie. Je pourrais la prendre. Nous avons déjà Marie-Sidonie, qui a treize ans. Elle travaille très bien mais elle n'a pas appris aussi vite que votre fille ! C'est un bon métier, vous savez, dentellière ? Il y a toujours du travail pour une bonne dentellière.
— Elle est trop p'tite ! répliqua Marie-Constance, avec l'air buté qu'elle avait dès qu'elle flairait un mauvais coup.
Cette grande dame l'impressionnait mais il n' était pas question de le lui montrer. Elle savait que sa fille était courageuse et s'appliquait avec une patience qu'elle n'avait pas elle-même, dans certains travaux d'aiguille. Edouardine avait déjà ravaudé son bonnet brodé, décousu sur un côté, et tenté une timide broderie sur un bout de son tablier. Plusieurs fois déjà, la petite fille avait reprisé des chaussettes et recousu son paletot. C'était une bonne gosse. Mais le regard de madame Hautpin, d'une bienveillance gênante, intruse, la mettait mal à l'aise.
— Viens ! Faut rentrer maintenant !
— Pensez à ce que je vous ai dit, tout de même, conseilla madame Hautpin, les yeux plissés, un peu hautaine.
Il était rare qu'elle fasse une proposition d'apprentissage aussi rapide et cette fermière ne se rendait même pas compte de la chance qu'elle offrait à son enfant.
— Elle va à l'école, c'est obligatoire, déclara Marie-Constance, d'un air grave.
Pour une fois, l'école lui apparaissait d'utilité publique : on n'exploitait plus les enfants comme autrefois.
— Mais je lui ferai la classe ! Pensez donc que ce n'est pas l'école qui est obligatoire mais l'instruction. Je le fais pour Marie-Sidonie. Lecture, écriture, calcul, trois fois par semaine. J'ai dû écrire au maire pour lui présenter la chose. Il a accepté au vu de l'apprentissage. Le contrat est clair pour mon apprentie : elle apprend son métier à condition que je lui fasse la classe. Et sa scolarité est validée par des examens annuels, je suis obligée de m'en porter garante. C'est la loi ! ajouta-t-elle en conclusion, forte de cet argument qui lui semblait imparable.
— Et elle loge où votre apprentie ?
— A l'atelier, dans une chambre individuelle. Si votre petite venait chez moi, elle logerait avec elle.
— C'est où ?
— Aux Sables, dans le quartier de la Chaume.
Edouardine n'osait pas regarder sa mère. Un drôle de silence venait de clore la bouche de Marie-Constance. Réfléchissait-elle ?
— Trop loin. On aurait ben du mal à la voir.
— Elle rentrerait pour les vacances. Comme Marie-Sidonie ! Et puis, vous pourriez venir lui rendre visite, dame !
Une menace pesa dans l'atmosphère ; tout cela était d'une réalité si évidente que Marie-Constance prit peur. Ça paraissait si facile. Sans le sentir, elle serra plus fort la main de sa fille.
— Réfléchissez bien, ma bonne. C'est moi qui fournis le matériel professionnel, ce n'est pas comme dans les écoles. Je demande juste une contrepartie en nourriture, à la semaine. Le père de Marie-Sidonie nous livre du porc et des saucisses tous les samedis ainsi que deux cageots de légumes et des fruits. C'est un contrat que nous avons négocié ensemble.
— On est ben trop loin, on pourrait pas fournir comme ça tous les samedis. A la quinzaine, p'tête...
— De toutes façons, on la prendrait à l'essai, d'abord. Un bon mois.
— Non ! elle est trop p'tite ! finit par lancer Marie-Constance et d'une manière si hargneuse que la dentellière n'osa plus insister. Toutefois, elle connaissait ces pauvres gens : ils allaient réfléchir. Au vue de leur mise, la mère et la fille ne roulaient pas sur l'or. Le travail était la seule force qu'ils respectaient. Ne pas en avoir les tuait. C'était une chance en or qu'elle offrait.
Sagement, Edouardine salua les dentellières. Dans sa main, elle serrait un minuscule ruban de dentelle. C'était le sien.

Malgré sa déception et le sentiment d'avoir été dédaignée par cette jeune femme en habit des champs, tenant son panier à volaille comme une richesse rare, madame Hautpin ne doutait pas d'avoir réussi à insinuer le doute dans l'esprit de la paysanne. Elle regarda s'éloigner la fillette en galoches, vêtue d'un jupon en lin sans couleur et d'un châle fané. « C'est bien dommage pour la petite, elle travaille vraiment bien. » songea-t-elle.

 


*


Les premiers jours, tout se passa bien.

On n'avait pas passé... tiens, quoi !... huit jours qu'on s'était décidé à placer Edouardine chez madame Hautpin. La petite était désireuse et Marie-Constance y voyait une bonne occasion de lui donner un métier sérieux que l'école aurait pas pu lui fournir.


Edouardine n'avait jamais autant vu de liserés, de picots, de mantilles, de passements, de festons, de cordonnets, de voiles. Tout de blancheur, ces différents accessoires ou fanfreluches trônaient en hauteur, dans des boîtes étiquetées ou dans de vastes paniers en osier qu'on parfumait à la lavande. L'atelier sentait bon. Et Jeanine chantait bien. Tout au long de la journée, Jeanine entamait des chansonnettes. Les filles reprenaient au refrain des complaintes qui chantaient les fées, les farfadets, les gens de la terre dont la vertu était bien plus grande que les nobles ou les riches bourgeois, ou bien c'était des chansons qui parlaient d'amours malheureuses qui se terminaient par des noyés errants.

Marie-Sidonie était une compagne agréable.
Elle avait pris la petite sous son aile, rectifiait parfois son ouvrage, corrigeait une erreur, un mauvais tourné ou un ajouré qui passait mal. C'était un peu une grande sœur.
La première quinzaine, Marie-Constance et son père avaient rendu visite à Edouardine, le dimanche. Ils avaient loué un cheval attelé à une carriole, mais ils n'étaient pas revenus. L'attelage coûtait cher. Ils avaient passé une partie de l'après-midi sur la plage, sans se baigner parce qu'ils n'avaient pas de caleçon de bain. Et puis, il aurait fallu se déshabiller devant tout le monde, ils n'y étaient vraiment pas habitués connaissant peu la mer pour ses loisirs. Ils avaient aussi emprunté les chemins côtiers. Il n'y avait pas grand-chose à bavarder avec Marie-Constance hormis de répondre aux inévitables : « Tu manges bien ? Tu dors bien ? Ton ouvrage avance-t'y comme y faut ? Madame Hautpin est-elle contente de toi ? Marie-Sidonie est-elle gentille ? » ou bien écouter les commentaires :  « Yvon a encore ram'né un oiseau moitié cassé qu'il a essayé de soigner, Jean s'est battu avec le Simonnet, les poireaux sont pas encore l'vés... ». Alphonse avait bien ruminé quelques syllabes de temps en temps quoique, on ne les comprenait pas bien mais il avait l'air content d'être là. Et puis, il avait fallu rentrer. C'était un peu difficile de les quitter. Le père, avec sa main en moins qu'il rentrait dans son veston pour la cacher, lui avait donné, de l'autre main, une petite tape affectueuse dans le dos en répétant plusieurs fois, d'une voix embuée : « Ma grande, va, ma grande » ; la mère, avec son regard dur et sa joue rêche, avait laissé deux bises rapides sans rien dire.

Mais quand même...

Au moment de dire au revoir, quelque chose s'était cassé dans le cœur de Marie-Constance. Une amertume, dont elle ne se serait jamais cru capable, avait déversé une mauvaise bile dans son esprit. Juste avant qu'elle eût envie de pleurer. La petite faisait des signes avec sa main, crispée dans un faux sourire, en les regardant partir. Pauvre gamine... avait pensé sa mère, en détournant la tête, avec un sentiment coupable d'abandon. Elle ne voulait pas qu'Alphonse la voie les larmes aux yeux. Quand le cheval s'était mis au trot, elle avait fait mine d'avoir une poussière dans l’œil pour l'essuyer avec un coin de jupon. C'était bien la première fois que ça lui arrivait.
Elle ne reviendrait pas la prochaine fois. Alphonse s'en chargerait.

— Elle est drôlement belle ta mère ! avait dit Marie-Sidonie, admirative, en voyant la carriole s'éloigner.
Edouardine ne s'était jamais posé la question de savoir si sa mère était belle ou non. Mais il était vrai qu'aujourd'hui, avec sa coiffe tuyautée et sa jupe en coton couleur lie-de-vin assortie à son corsage, elle était plus jolie que d'habitude.
— Oui, hein ! avait-elle répondu, fièrement, subitement emplie d'un orgueil qu'elle ne connaissait pas.
— La mienne, elle boit...
— Elle boit quoi ? avait demandé Edouardine, étonnée.
— Ben du vin, tiens ! Tu penses que je suis contente d'être en apprentissage, moi ! Depuis trois ans, c'est la quille ! J'préfère bien mieux êt'là qu'à ramasser des tabasses chez moi. Parce qu'elle est méchante, en plus, la mère, quand elle picole...


Le soir, Edouardine se sentit presque seule malgré Marie-Sidonie dont elle percevait le léger ronflement. Un sanglot s'étreignit dans sa gorge : elle venait de repenser à Jean, à Yvon, aux couronnes de fleurs, à l'odeur des champs, au bruissement des feuilles qui tournoyaient dans l'air, à la guerre des mouches. Faut dormir ! aurait dit Marie-Sidonie. Le lendemain, la journée commencerait à sept heures trente et finirait à sept heures du soir. Assise sur sa chaise, face au carreau de bois, Edouardine manierait les fuseaux jusqu'à ce qu'on allume la lampe à pétrole, fabriquant un ruban de dentelle qu'une élégante porterait à sa robe ou bien à son cou. Edouardine travaillerait si longtemps qu'à la fin de sa vie, elle ne pourrait plus se servir de ses yeux pour regarder les festons, les chamarrures, les chenilles, les ganses, les listels à motifs ajourés...
Marie-Constance savait-elle que les dentellières perdent la vue plus tôt que tout le monde ?
Il n'était pas bon de penser à ces choses.
La fillette s'endormit avec une tristesse qui pesa sur son cœur, les yeux rêveurs, ouverts sur des boutons d'or et des coquelicots qui dansaient dans les herbes. Elle n'osa pas trop penser à Marie-Constance. Mais quand même... Un élan d'affection partit vers la silhouette couleur lie-de-vin, qui lui donna envie de pleurer.

Au début, Edouardine avait été grisée par l'idée de partir, d'aller vivre en ville, de faire plaisir à madame Hautpin qui avait décelé en elle une excellente travailleuse, de faire plaisir à ses parents qui auraient moins de soucis à se faire pour l'argent puisqu'on pouvait payer, en nature, le maître d'apprentissage et qu'elle allait apprendre un bon métier qui lui servirait toute sa vie. Mais madame Hautpin n'était rien d'autre qu'une patronne. Une patronne qui exigeait d'elle une dentelle de qualité même si la petite ne savait pas encore faire les points qui exigeaient une dextérité professionnelle.

On passait la journée à travailler. Le matin, on servait une rôtie avec du café-chicorée, parfois, une panade de pain taillée dans le lait. Le midi, c'était des pommes de terre cuites au court-bouillon. Trois fois par semaine, on l'agrémentait avec du lard. Pour varier des pommes de terre, on faisait cuire des mogettes. Une poignée de fruits secs ou une belle pomme constituaient le dessert. Le soir, ça ne changeait pas beaucoup de la maison : l'éternelle soupe aux légumes, poireaux, pommes de terre, haricots et un morceau de pain dur qu'on trempait dedans. La caillebotte, au dessert, était caillée au fleurs de Chardonnette. Le dimanche, on faisait des côtes et des rillons avec de la salade. Il arrivait de faire un gâteau aux œufs ou de la bonne gâche fraîche. Chacune leur tour, les filles allaient chercher de l'eau au puits du village. Marie-Sidonie pouvait porter un seau plein, Jeanine, deux seaux entiers. Edouardine, un demi-seau. Elle faisait le trajet en deux fois.

La seule distraction était d'aller avec Marie-Sidonie acheter des « oublies » que la patronne finançait en leur confiant quatre sous, un sou par « oublie ». Le marchand avait un petit chariot à roulettes qui restait fermé quand il ne vendait pas, mais si on venait lui acheter quelque chose, alors il ouvrait le couvercle. C'était un si beau spectacle de voir tous ces petits gâteaux, roulés en cornets, disposés dans des bassines garnies de soie multicolore !
Ou bien, on allait à pied, le soir quand il faisait chaud. On prenait le pont des Écluses pour rejoindre les Sables, en passant par l'arrière port, une vasière où l'on amarrait des petits bateaux de pêche, et puis on arrivait en ville. Les Sables, ce n'était pas comme à la Chaume où les baraques de pécheurs, hautes et en couleurs, s'agglutinaient dans des rues étroites, pleines de petits métiers et de la gouaille de leurs vendeurs. Aux Sables, les femmes étaient plus chic et on voyait de belles calèches circuler. Le médecin par exemple, qui faisait ou rentrait de ses tournées, en conduisait une rutilante, toute fine, attelée à deux beaux chevaux gracieux ! Une fois, on l'avait vu avec sa dame, assise à côté de lui, parée d'un joli chapeau en paille qui tenait sa voilette blanche.

Aux Sables, il arrivait que des gens se retournent sur les quatre promeneuses. Même madame Hautpin, on la regardait de travers. « Tiens, v'là les grignou ! » entendait-on dans des petits rires.
— Ça veut dire quoi « grignou » ? demandait la petite fille.
— C'est les gueux, les pauvres ! grognait Jeanine qui avait l'air énervé.
Depuis longtemps, les Chaumois à majorité protestants avaient été dénigrés par les catholiques des Sables et les vieilles rancœurs religieuses perduraient sous la forme d'une scission des deux communautés : la Chaume, quartier populaire et les Sables, quartier plus bourgeois.
— Ce sont les Sablais qui appellent les Chaumois de cette manière, répondait la patronne de l'atelier. Ne t'en occupe pas. Des riches et des pauvres, il y en aura toujours dans ce monde.

— Sales goules ! marmonnait Jeanine, entre ses dents, en regardant noir les individus qui se moquaient d'elles.
Si bien que la promenade durait peu et qu'on se forçait à faire demi-tour pour ne pas trop s'aventurer dans les quartiers Sablais, mais au moins on avait pris l'air et vu de belles choses.


*
 

Toutefois, l'activité principale qui occupait Jeanine et monopolisait l'attention des trois femmes, madame Hautpin et les deux apprenties, était son futur mariage. On était fin juin, le mariage aurait lieu le 5 août, avec Matthieu Vilard, marin pécheur, un beau gars blond et fort de vingt-deux ans. Jeanine s'attelait à son trousseau depuis des mois, quoique bien avancé depuis plusieurs années, et profitait de ses pauses, le soir ou le dimanche pour bâtir, assembler, et surtout garnir de dentelles les plus belles pièces. Jeanine avait depuis longtemps brodé ses initiales sur les douze paires de draps en chanvre, les quatre nappes, les trente-six serviettes et torchons en lin, les innombrables mouchoirs en coton, les chemises en batiste et quatre belles chemises de nuit. Désormais, maintenant qu'elle les connaissait, elle pouvait aussi broder les initiales de son futur sur certaines pièces de cuisine et elle les brodait comme des armoiries précieuses, entrelaçant les deux lettres avec une noblesse du dessin qui laissait croire que c'était pour des gens riches. Tout l'atelier entretenait une fierté spéciale au sujet de ce trousseau. Madame Hautpin avait réalisé plusieurs galons dentelés du plus bel effet, Marie-Sidonie s'était chargée de quelques liserés très réussis et même Edouardine était parvenue à réaliser une petite parure pour un mouchoir de femme qui témoignait déjà d'un savoir-faire indiscutable.
On avait pris l'habitude de laisser l'armoire à trousseau ouverte, et toute la journée, on pouvait entrevoir les différentes pièces de linge, empilées en montagnes épaisses. Toute cette richesse accumulée dans un même meuble rassurait tout le monde. Une femme possédant un tel trousseau ne manquerait de rien : tout était tissé pour durer à vie et forte de cette sécurité matérielle si visible à côté d'elle, Jeanine chantait, brodait et dentelait avec entrain.
— Ben mon vieux ! Il va être content, ton Jules ! piaffait parfois Marie-Sidonie à chaque nouvelle broderie, passementerie ou dentelle achevées.
— Marie-Sidonie ! Veux-tu bien ne pas parler de cette manière ! grondait madame Hautpin.
Mais toutes les quatre finissaient toujours par rire de ce bonheur à venir, si près d'elles, auquel elles participaient dûment et qui donnait à l'atelier une fraîcheur impatiente et joyeuse. Elles exultaient à la pensée de Matthieu Vilard, découvrant le trousseau de son épousée. Juste avant la cérémonie du mariage, le lit, l'armoire et le trousseau seraient transportés en charrette par la famille de la jeune fille jusqu'au domicile des futurs époux. Le marié réceptionnerait alors le cortège autour d'un petit verre. Il en aurait une sacrée surprise, le Matthieu. Y'avait pas mieux que de se marier avec une brodeuse-dentellière-couturière pour avoir un beau linge  en abondance ! On les envierait, ça, sûr !
— On louera une « tapissière » ! bavassait Jeanine, en continu.

La tapissière à quatre roues était d'un luxe imparable, et serait même le clou du mariage car ainsi, tout le monde verrait passer la noce d'un bourg à l'autre.

Pour trente sous la journée, expliquait Jeanine, la tapissière peut transporter les trente invités à l'église et puis chez les parents pour le déjeuner et puis pour en repartir. Mon oncle a engraissé trois oisons pour le repas et égorgé son porc. Avec des patates au beurre, rajoutait-elle, toute dans ses festivités, en calant sa dentelle sur son plaçoir à chaque avancée.
Jeanine pouvait imaginer cet horizon glorieux fait de bombance, de dentelles et de blancheur, sans rester concentrée sur ses fuseaux. Edouardine admirait cela, elle qui devait rester les yeux sur son ouvrage sans les lever.
— Et ta robe ? Raconte ta robe ! demandait sempiternellement Marie-Sidonie.
Et Jeanine parlait de sa robe de mariée comme de la plus belle parure qui puisse exister depuis qu'il y avait eu sur terre des brodeuses et des dentellières aux doigts de fée. Une robe qu'elle avait dessinée, cousue et parée avec l'aide de madame Hautpin.

Il arrivait toujours que Edouardine, prise dans ce délire de voiles et de voilette, de fleurs artificielles et de fleurs fraîches, d'oisons rôtis et de porc grillé, eut mal au cœur. Quelque chose de lourd se formait dans son ventre et elle n'avait plus envie de chanter les refrains des complaintes. Peu à peu, elle devenait maussade, n'avait plus envie d'écouter, s'acharnait sur son carreau, presque rageusement. De tout ce bonheur qui sortait en touffes comme des bouquets, montait l'ineffable sensation qu'elle n'appartenait plus à personne et tenue si éloignée de sa maison, de ses parents et de ses frères, c'était un peu comme si elle était seule au monde, orpheline chez des gens qui étaient heureux et qu'elle avait le droit de regarder, comme si elle eut été devant la vitrine d'un riche confiseur, sans avoir un sou en poche pour s'acheter le moindre bonbon.

 


*


— Pour durcir les coiffes, on fait bouillir, dans de l'eau, de l'amidon de froment. Quand la mixture est bien refroidie, ça forme une pâte qu'on applique sur la dentelle. On peut le faire autant de fois que c'est nécessaire. Après, on laisse bien sécher dehors, commenta Jeanine. Pour les lacets, il faut pas qu'ils soient trop raides, sinon on peut pas les utiliser correctement. Pour qu'ils gardent toute leur souplesse pour le nœud, il faut les plonger dans de l'amidon de riz cru. Nous, la coiffe, on la repasse une bonne fois quand elle est finie. Après, les gens les envoient chez les repasseuses. T'as compris ?
— Oui, dit Edouardine, en hochant la tête vivement, plusieurs fois de suite.
— A toi, maintenant ! Tu vas faire bouillir l'amidon. Je t'montrerai comment l'appliquer.

Jeanine expliquait bien, mais vite.
Depuis quelques jours, Edouardine faisait des erreurs, on avait décidé de la changer un peu d'activité. En dentelle, elle se trompait dans les points, plaçait mal ses épingles, n'allait pas assez vite. Le dessin de dentelle était bancal, les ajourés pas assez ouverts, les symétries, mal respectées. Son fil faisait des nœuds, elle embobinait mal ses fuseaux. Madame Hautpin avait commencé par la reprendre gentiment, s'attardant à lui réexpliquer les points, refaire ses bobines avec calme. Mais elle finissait par être excédée d'avoir à redéfaire une dentelle déjà avancée. On avait pris du retard déjà. Et l'apprentie nécessitait d'être encadrée de plus en plus souvent.
— Où as-tu donc la tête ! grondait-elle. Regarde ! Une torsion sur la paire 5, cette paire traverse en point fermé les paires 4, 3, 2, 1. Une torsion sur la nouvelle paire 5, qui traverse en point fermé, les paires 4, 3, 2.
Edouardine reprenait courageusement son ouvrage, mais elle oubliait toujours de fermer une paire ou s'embrouillait dans les fuseaux.
— Attention, voyons ! Enfin, tu sais bien qu'il faut un point fermé sur la 3 et la 4 ! Comment veux-tu y arriver sinon !

C'était pareil pour les leçons qu'assurait madame Hautpin.
Les lettres n'étaient pas aussi amusantes qu'autrefois, Edouardine butait sur la lecture, avait peine à orthographier les mots courants sans faire de faute, ne comprenait pas les calculs et ses additions restaient fausses.
Une fois, quand elle était encore chez les parents, la maîtresse de l'école d'asile l'avait houspillée fortement. Madame Lesure avait donné un sujet d'écriture que les grands devaient traiter en quarante lignes, les moyens en vingt lignes et les petits, qui apprenaient juste à écrire, en cinq lignes. Pour l'école d'asile, c'était un thème à réfléchir oralement. Le sujet demandait de raconter pourquoi on aimait aller à l'école. Edouardine avait dit que c'était pour se reposer. Madame Lesure l'avait fustigée devant tout le monde, en la traitant de grande paresseuse. Elle n'avait pas compris que ce n'était pas pour rester à ne rien faire que la fillette aimait aller à l'école, c'était plutôt pour échapper à tous les travaux domestiques. L'école, ce n'était pas aussi dur qu'à la maison, d'autant que, depuis que Marie-Constance était parfois bien fatiguée. Fallait bien que sa fille l'aide. Heureusement, Edouardine s'était distinguée au tableau d'honneur, grâce à des écritures qu'elle traçait particulièrement bien et ce, sur plusieurs exercices de lignes.

Ça faisait bien un mois qu'elle était en apprentissage mais depuis quelques jours, tout devenait difficile. Les vacances étaient loin d'arriver. Le contrat d'apprentissage durerait au moins sept ans. Sept ans ! Dans sept ans, elle aurait presque quinze ans, deviendrait ouvrière confirmée comme Jeanine. Et à la pensée des frères Yvon et Jean, de tous les papillons qu'elle avait aimés et qu'elle ne reverrait jamais, de l'odeur des blés et du vent qui sentait si bon en été, de la maison avec sa grande pièce dortoir et ses poutres épaisses, de la cheminée où ils s'asseyaient le soir, à la pensée de Marie-Constance qui ne lui donnerait peut-être plus jamais de linge à plier ou de poule à plumer, de son père qu'elle n'entendrait plus manier l'outil dans l'appentis, Edouardine eut du chagrin, un chagrin immense qui creusa le ciel et le remplit de plomb, assombrit l'atelier, les visages et tout le linge blanc, comme s'il n'y avait plus d'air et plus rien à espérer qui pût rendre heureux.


*

 

 

Les premiers temps, Marie-Constance ne sentit rien, hormis la satisfaction de savoir sa fille en lieu sûr, d’avoir une maison propre et un potager assez garni pour voir venir les premiers mois d'apprentissage. Pour le porc, il n'y avait pas de soucis à se faire pour l'instant. Il restait du cochon à tenir un fort de soldats, dans cette maison. On tuerait le porc en novembre et avec les économies, on rachèterait un porcelet à engraisser. Même deux, faudrait.

Yvon et Jean iraient à l’école jusqu’à ce qu’ils soient assez gaillards pour travailler. A treize ans, on pourrait les placer chez un patron comme apprentis. Jean voulait être maréchal-ferrant mais aussi travailler la ferronnerie des cheminées et des cimetières. Yvon voulait plutôt travailler le bois. Une menuiserie ou un bon charpentier bienveillant ferait l’affaire. Aucun des deux garçons ne souhaitait être marin pécheur et c'était une consolation. Au moins, ils seraient sur terre et même s'ils s'éloigneraient peut-être un peu pour le travail, il n'y aurait jamais à craindre de la mer.

 

Forte de cette perspective d’avenir, Marie-Constance envisageait des solutions pécuniaires pour un futur proche, au moins jusqu'à la tuerie du porc, cet hiver. Alphonse qui disait oui à tout, intrigué et séduit par sa femme qui envisageait les six mois à venir avec la logique d'un maître-comptable.

Pour faire de l'argent, faut d'abord en dépenser, disait Marie-Constance, avec la gravité d'un notaire lisant une volonté testamentaire. Y'a qu'à racheter deux porcelets qu'on engraissera jusqu'à l'année prochaine. Faudra toujours qu'on en ait deux, main'nant, des bestiaux. Pour ça, faut vendre des œufs et tout c'qui pousse ici, au marché.

Dame, oui ! acquiesçait Alphonse.

On paiera m'dame Hautpin avec les réserves de jambonneaux et d'poitrine. Et va falloir compter nos œufs, en manger moins et s'freiner sur le lard.

Dame, oui ! agréait Alphonse.

J'vas ben essayer de descendre tous les jours au port pour aider. Toi, tu f'ras la pêche à pied bien plus souvent. On va agrandir l'potager et s'en occuper tous deux avec les gars.

Pour sûr !

Faut davantage... méditait-t-elle, les yeux baissés. Y nous faut ben davantage de potager...

Marie-Constance poursuivait son discours dans une frénésie d'économies et de dépenses, refaisant dix fois les mêmes calculs, pariant sur un été clément, un hiver doux, l'achat d'un porc femelle qui se reproduirait, une qualité incroyable du lait de la vache qu'on ferait en fromage pour vendre au marché. Une exceptionnelle couvée des poules ferait exploser la production de leurs œufs et ces diverses prospectives résolvaient d'un coup les problèmes financiers, doublées par un agrandissement massif du jardin et du pré, qui se métamorphosaient, devant ses yeux, en parcelles agraires d'un rendement exponentiel et ce, dans un délai irréaliste...

Et c’était comme ça tous les soirs depuis que la petite était partie.

 

 

On a la rouelle, les rôtis, les côtes, les boudins noirs, les blancs, les saucisses, pâtés, rillettes, jarret, filet, joue, palette, travers... égrenait Marie-Constance, comme s'il s'agissait d'un chapelet. On paiera les deux tueurs de cochon avec le frais : rôtis, côtes, et filets. On donnera les deux jambons à m'dame Hautpin et pis le reste du temps, ce sera le salage ou le fumé.

Oui, on f'ra comme ça, sourit Alphonse. C'est qu'du bons sens, Marie ! concluait-il, satisfait de l'efficacité de sa femme sans s'être posé une seule fois la question de savoir ce qu'il resterait à manger, pour eux tous.

Mais ils ne pouvaient pas être aussi pauvres que ça, se disait Alphonse. Avec Marie-Constance, il y avait toujours un sou à fructifier sous un matelas, une réserve de pièces dans une soupière qui ne servait plus ou bien cachée derrière une pile de linge. Il la connaissait bien : avec Marie-Constance, on ne pouvait pas mourir de faim. Et puis au moins, on donnait un métier à la petite.

Le contrat signé avec madame Hautpin les plaçait dans un embarras passager mais comment s'opposer à la volonté de Marie-Constance qui avait vu dans la dentellière, l'occasion inespérée de former sa fille sans se ruiner dans une école spécialisée. Les écoles de dentellières faisaient acheter le carreau, les épingles, le fil, sans compter le pensionnat qui revenait si cher. Pour sûr, ils avaient eu là, la meilleure solution. Et la p'tite avait été si contente !

 

Le contrat de madame Hautpin précisait que le bailleur ne verserait pas d'argent au maître d'apprentissage, sous condition qu'il n'y ait pas de rupture pour ledit acte avant les sept ans de formation, résolus. Le maître d'apprentissage prenait à sa charge le logement, la nourriture et l'entretien du linge de l'enfant. Les parents fournissaient vêtements, linge de toilette et de lit en plus d'une contrepartie en nourriture qui s'élevait, à la quinzaine, à deux caisses de légumes et fruits de saison, un bon kilo de salaison et un morceau de viande fraîche ou bien de poisson dès lors qu'il avait été péché la veille de la livraison. Alphonse avait signé, à la mairie, l'autorisation pour madame Hautpin d'instruire sa fille jusqu'aux treize ans réglementaires, précisés par le ministère de l'Instruction publique. Elle la logerait, l'enverrait à la messe et au catéchisme, s'engagerait à lui apprendre à lire, écrire et compter. Que demander de mieux ?

 

C'était juste que... Le contrat disait bien que la gamine apprendrait à faire de la dentelle. Beaucoup de dentelle. C'était la raison pour laquelle le contrat était si long. Le maître d'apprentissage misait sur une ouvrière qu'il formait lui-même et il entendait bénéficier au maximum de ses progrès. Le gain tiré du travail de l'apprentie reviendrait intégralement au maître. Et plus la dentelle progresserait, plus elle serait vendue cher et plus la petite travaillerait. Des mètres d'engrelure dès la première année... sans voir la couleur de l'argent une seule fois. Des journées de dix heures, et encore, la loi avait rogné de deux heures, la journée des apprentis. Ils travaillaient moins mais quand même...

Alphonse eut un doute. N'aurait-il pas mieux valu garder Edouardine à l'école ?

Il eut un pincement de cœur en revoyant leurs derniers adieux samedi dernier. Un petit air bien triste, qu’elle avait. Maintenant qu'elle n'était plus là, la maison avait perdu du rire et de la gaieté si propre aux petites filles qui folâtrent dans les jardins, courent après les poules et les papillons et cueillent des fleurs pour décorer la table.

Un soir, Alphonse essaya quelque chose :

Au vu d'tout ça... le cochon et tout... Es-tu bien sûre qu’on peut vraiment la laisser là-bas, la p'tite, osa-t-il dire en rentrant la tête dans son cou, appréhendant la réaction de son épouse.

Marie-Constance marqua un silence réprobateur. Plissa les yeux férocement.

Tu croyes donc qu'on peut lui donner mieux ? gronda-t-elle en pointant du regard le bras sans main qu'Alphonse tenait sous sa chemise. Elle y est pasque t'as plus d'main ! Pas pasqu'elle a choisi !

 

Il n’y avait rien à ajouter à ça. Et il se sentit aussi coupable qu'un voleur de nourriture qui se fait mettre au bagne et fait sombrer sa famille dans la misère pour avoir volé un pain. C'était pas de sa faute mais c'était quand même à cause de lui.

Marie-Constance était sèche et dure. Avec le temps et surtout depuis la mort de la petite qui n’avait vécu que cinq jours, elle s'était recroquevillée comme un crabe qui entend des pas d'hommes approcher. Elle n'était plus aimante comme autrefois et avait la main leste sur les enfants. Elle maugréait toute la journée, secouait le linge sale avec mépris avant d'aller le laver, l'étendait avec rage quand il était propre, maniait les gamelles de cuisine avec un bruit d'armes de guerre quand elle cuisinait, allumait le fourneau avec une torche d'incendiaire, piquait les tisons de la cheminée comme s'il eût s'agit d'un ennemi à tuer, bottait le cul des poules qui s'envolaient, indignées, quand elles caquetaient devant la porte, assommait le cochon avec des seaux de lavures et de rognures comme pour l'enterrer vivant.

 

Et puis... la tendresse était partie.

Le soir, dans le grand lit, Alphonse avançait parfois sa main sur le ventre tiède de Marie-Constance. Et le ventre se rétractait comme une bête farouche, rendue agressive par cette vaine tentative de domestication . Quand il tentait une autre approche, l'embrassant dans les cheveux ou au creux de la nuque, elle finissait toujours par se cabrer et dans un dégagement de l'épaule, le repoussait vigoureusement en arrière. C'est dépité et malheureux qu'il l'entendait grogner : « Dors donc, va ! », sans même s'être retournée une seule fois pour le regarder.

 

*

 

 

Quand c’est qu’elle r'vient la sœur ? couina Yvon auprès de sa mère.

Il était morveux, avec une méchante larme qui barbouillait sa joue salie par de la terre ou de la crasse mal nettoyée.

Qu'ec't'as ? demanda Marie-Constance avec un air de lassitude.

Yvon pleurait tout le temps pour un rien.

Jean a fait tomber l'nid de passereaux, exprès. Et il a écrasé les œufs ! pleura le gamin.

Bah ! Y'en aura d'autres !

Les p'tiots sont morts avant d'naître...

 

Dans l'embrasure de la porte, Jean observait son frère avec une morgue insolente, entre mépris et méchanceté. Il adorait le faire pigner. A coup sûr, y's' faisait toujours rabrouer par la mère dès qu'il allait geindre dans ses jupes. Depuis qu'Edouardine était partie, Yvon était devenu son souffre-douleur en chef. Mais fallait voir comment c'était long maintenant les journées, sans la frangine à tracasser. Elle lui manquait. Et sans le savoir, une inquiétude le rongeait petit à petit. C'était comme ça qu'on abandonnait les enfants ? Bien sûr, elle allait revenir mais tous les jours où elle n'était pas là, on finissait par l'oublier un peu. On mangeait, on dormait, on jouait sans elle. Et parfois, quand Yvon pleurait trop et qu'il ne voulait plus jouer à cause des agaceries de son frère, il venait à Jean le désir infini de revoir sa sœur, de la serrer dans ses bras et de lui faire faire la galipette, la brouette, la guerre des mouches et les chatouillis jusqu'à ce qu'elle crève de rire.

Et quand il partirait, lui, ce serait comme ça aussi ? On continuerait à vivre comme d’ordinaire. C'est alors que Jean revit l'image du petit bébé qui était venu un jour et qui avait disparu. Papa avait dit qu'il était mort d'une maladie de bébé et qu'on ne le reverrait plus. Maman avait beaucoup pleuré, dans son souvenir. Après, Edouardine était née et Jean avait oublié le bébé mort mais depuis quelques jours, cette image de nourrisson pâle, enveloppé dans du linge blanc, lui était revenue et il avait eu comme mal au coeur.

 

Yvon chouina encore dans le cotillon de Marie-Constance comme un pauvre mioche.

L'image du bébé tout blanc disparut aussitôt que Jean imagina une nouvelle torture pour son frère. Il ferait semblant de s'excuser pour le nid. Quand Yvon sortirait de la cuisine, bien mouché par la mère, il l'emmènerait dans le petit bois, derrière le pré aux ânes. Comme il avait bien plu ce matin, les escargots seraient à portée de main. Il jouerait à les écraser devant lui, juste pour le faire pleurer. Ce projet le réjouit totalement. Il fit semblant de s'excuser devant Marie-Constance et Yvon, mais son regard matois indiquait le mensonge, Yvon ne fut pas dupe :

Non ! Il fait exprès pour les excuses, faut pas l'croire ! L'est méchant ! T'as tué les œufs ! cria-t-il vers Jean.

Sa voix fluette et ses larmes de fillette agacèrent Marie-Constance :

Bon Dieu, tais-toi donc ! Y'as pas à chiâler comme ça qu'on dirait l'porcelet quand on l'chipe par l'oreille ! Vézou, va !

Il a écrasé mes œufs ! Il a fait exprès de renverser l'nid devant moi et d'écraser les œufs ! Exprès !

Les excuses de Jean ne servirent à rien. Si bien que, Marie-Constance, excédée finit par gueuler pour de bon :

Nom de Dieu ! Vas-tu t'taire à la fin !

Elle s’avança pour une taloche mais Yvon fit un grand bond en arrière afin de l’éviter. C’est comme ça qu'il fit basculer la grande jatte en terre et que toute la pâte à gâteau se renversa sur le sol dans une bouillasse jaune pâle et mêlée des morceaux du récipient cassé en mille morceaux.

Il y eut un grand silence. Yvon resta coi, le nez morveux, les yeux humides et apeurés. On aurait dit le regard d'Edouardine quand elle la craignait. L'image atteignit Marie-Constance en plein cœur.

 

D'un seul coup, son sang se figea dans sa poitrine. Elle foudroya l'enfant du regard. Une colère furieuse et ivre se déversait en elle. Elle se dirigea vers la cheminée, prit le tisonnier qui reposait, accroché au-dessus de l'âtre, le brandit comme un glaive et courut vers son fils en gueulant :

T'y vas voir qu'tu vas le regretter, toi !

Jamais elle ne s’était sentie aussi flouée par un de ses enfants. Sa raison n’écoutait plus rien. Ce pleurnichard, ce pleutre, cette fille d'Yvon la mettait hors d'elle et continuant sa course autour du gamin qui galopait dans la pièce en criant à cors et à cris, elle réussit à lui donner deux bons coups sur les mollets avant qu'il échappe à son emprise pour se réfugier sous la table. Mais sa mère fonça sur lui avec une colère décuplée par la difficulté à l'attraper. Et quand elle réussit à l'atteindre, elle l'empoigna par les cheveux du dessus, le tira de dessous la table et le battit plusieurs fois avec le tisonnier, dans le dos et sur les cuisses, rageusement.

Arrête maman, arrête maman ! criait Jean, terrorisé par la scène ;

Yvon pleurait comme une fontaine mais bientôt, du sang coula sur sa jambe. Le tisonnier avait fait une blessure. Jean se rua sur sa mère pour la désarçonner, avec toute la vigueur de son âge. Marie-Constance l’envoya bouler d'un grand revers de bras.

C’est alors qu’Alphonse franchit la porte.

 

Nom de Dieu, Marie-Constance, qu'équ'tu fais !

La mère se tut, arrêtée subitement dans sa violence par une voix qui sonnait comme la raison.

Alphonse tenait déjà Yvon dans ses bras qui sanglotait de douleur.

Alphonse était atterré.

Vas pas frapper un môme avec une arme en fer comme ça, Bon Dieu ! T'as donc perdu la boule que t'pourrais tuer l'un d'tes enfants ! L'as-tu frappé à la tête ?

Il auscultait Yvon fébrilement, cherchant les hématomes avec effroi, le cœur noué devant le petit garçon qui pleurait de tout son corps. Il ordonna à Jean de lui donner de l’eau, nettoya la plaie du genou avant de la panser avec un linge de maison propre, pris dans l'armoire de cuisine. Pas grand-chose dans le fond : c'était la croûte d'une ancienne blessure qui s'était rouverte – Yvon était tombé dans le chemin de cailloux en allant à l'école. Mais la peur et aussi le dégoût de sa femme qui s'en était pris si violemment à l'un de leurs enfants, lui faisait du mal en plus de voir Yvon gémir de douleur.

 

Marie-Constance ne disait rien. Debout contre la porte, les yeux hagards, elle semblait fixer un horizon fixe qui n’existait que dans son esprit.

Jean la dévisageait avec crainte, n’osant s’approcher d’elle.

Va ben falloir appeler le docteur, nom de Dieu ! S'il a des contusions comme ça... Peut pas le laisser sans savoir...T'en as donc point fait assez ! lança-t-il furieusement en jetant un regard haineux à sa femme.

Marie-Constance ferma les yeux, comme atteinte par un coup, pâlit et courba la tête.

Quelle honte ! se désola Alphonse à l’idée du médecin qui viendrait soigner un fils de dix ans, battu au fer par sa mère.

Maire-Constance, livide et muette se leva comme une marionnette en chiffon muée par des fils invisibles, ouvrit la porte et sans rien dire, s’en alla.

 

 

*

 

 

Le docteur Briniou les connaissait bien.

D'abord, il y avait le décès de leur petite, Geneviève, à cinq jours. Une belle petite fille, née sans effort, six livres, cinquante-un centimètres... Mais la nature est ainsi faite qu'elle fait parfois naître de beaux enfants puis les reprend sans qu'un médecin ne puisse faire quoi que ce soit.

Ensuite, il y avait eu les soins que nécessitait le bras amputé d'Alphonse, le mari, un gars courageux qui s'était tranché la main avec un coutre, en maniant un soc à charrue un jour qu'il aidait les Simonnet. Il avait fallu pratiquer une amputation distale, bien propre, pour laisser la peau cicatriser sur la plaie. Les soins avaient duré des semaines, à tel point que Briniou ne faisait payer qu'une fois sur trois.

Les pauvres gens évitaient de l’appeler, ça coûtait trop cher. Si on l’appelait, c'est que c'était grave. Ces satanés maraîchins avaient une dignité mal placée et préféraient parfois se laisser mourir plutôt que de le payer à crédit comme un vulgaire épicier, chose qu'il aurait volontiers proposé si on l'avait sonné plus tôt dans la plupart des cas. En cela, ce n'était pas une chance pour Briniou. Quand on se résignait à ses services, il était souvent trop tard, à tel point que, tenu informé par la famille du malade dont les détails de la maladie arrivaient aux oreilles de Sylvie, sa bonne, lorsqu'elle faisait le marché ou tout autre achat dans le bourg, Briniou, sonné d'urgence, toquait au presbytère pour prévenir qu'il se rendait chez tel voisin, bien atteint, et que le curé pouvait commencer à préparer les saints sacrements.

 

Yvon avait bien des hématomes mais rien n’était cassé.

Briniou enduisit l’enfant d’un onguent qu’il avait toujours dans sa mallette : un mélange d’axonge, de suif, de litharge porphyrisée, de cire jaune, et de poix noire. Il soulagerait les douleurs. Briniou avait souri en découvrant les tranches d’oignon posées ça et là sur les marques de coups. Cette vieille recette permettait d'éveiller le flux lymphatique et empêchait le sang de s'emmagasiner. Bonne solution mais pas un remède contre la douleur. Il finit par donner trois gouttes de Laudanum au petit, diluées dans un peu d'eau tiède et sucrée au miel, ça le ferait dormir. Le gamin était solide, il n'y avait pas d'inquiétude à avoir.

Du sommeil, une application quatre fois par jour de l’onguent qu’il faudra aller commander en pharmacie tout à l'heure et tout ira mieux dans trois ou quatre jours, dit-il à Alphonse qui cessa d’être inquiet. Je vous laisse ce que j’ai pour ce soir et cette nuit, ajouta le médecin, en posant la petite boîte d'onguent près de l'enfant.

 

Alphonse avait brièvement présenté la situation.

Marie-Constance avait frappé Yvon avec le tisonnier. Jamais elle n’avait fait ça, même si elle n'était pas commode. C'était une colère comme il en avait jamais vu !

Elle était partie, Dieu sait où !

Elle va revenir, Alphonse. Elle a préféré aller se cacher, elle doit avoir du remords. Elle reviendra plus tard, quand ses nerfs seront calmés.

Avec Briniou, tout était simple. Il expliquait clairement les choses, sans jamais juger les gens ni se mettre en colère.

Alphonse considéra ces paroles avec respect. Il n’avait pas songé que Marie-Constance pût avoir de la honte. Sûrement, c'est pour ça qu'elle était partie de la maison. On pouvait battre les enfants quand ils le méritaient, pour les punir d'une faute, ça oui. Mais on utilisait ses mains ou un martinet ou une lanière en cuir. Mais un tisonnier, ça non ! Surtout pas une mère.

Et la petite dernière ? J'ai entendu dire que vous l'aviez placée ?

Oui ! Chez une dentellière, aux Sables d’Olonne.

Si loin ? Comment se passe ce début d’apprentissage ?

Oh... La dernière fois, pas si bien. La patronne a dit qu'elle f'sait des erreurs, qu'elle était dans la lune et qu'elle mangeait moins bien qu'au début.

Ah... C’est fâcheux.

Alphonse secoua la tête, meurtri dans son honneur de père.

Briniou sembla réfléchir :

C’est donc qu’elle est malheureuse, votre petite, alors.

Malheureuse ?

Oui. Ce sont peut-être les signes d’une neurasthénie infantile. De tristesse, si vous voulez, clarifia-t-il devant l'air ahuri d'Alphonse. A quelle fréquence la voyez-vous ?

A la quinzaine, quand je vais livrer sa patronne en viande. Ça fait deux fois jusqu'à c'jour. J'y étais hier, tiens !

Puis, tracassé, il ajouta :

Mais Marie-Constance n'a pas pu v'nir. Mal là, murmura-t-il en pointant son ventre, donnant un air mystérieux à ce mal de femme pour lequel les hommes n'étaient jamais initiés... C'est pas facile d'ramener la p'tite. Ça fait ben trois heures de voiture pour y'aller et en revenir. Sans compter qu'il faut payer le trajet ou bien louer une carriole avec un ch'val... C'est beaucoup pour nous. Et elle a qu'le dimanche, Edouardine...

N’aurait-il pas été plus judicieux de la laisser à l’école et de lui faire commencer l’apprentissage à ses treize ans ? demanda Briniou.

Bah... On y a vu qu'cétait une bonne occasion pour se former tôt et tenir une boutique quand ce s'rait fini. Pis, la patronne lui fait la classe. C'est pas comme si la gosse n'apprenait rien. J'ai même dû signer une autorisation au maire.

Oui... Oui... Mais c'est bien tôt pour un apprentissage...

 

Yvon gémit dans un rêve narcotique.

Briniou prit son pouls, plaça sa main sur son front. L’enfant reprit un air paisible et se mit à ronfler légèrement.

Pas de fièvre, juste des contusions douloureuses. Tout va bien, il va dormir un moment, dit Briniou en hochant la tête.

Il reprit la conversation :

Et votre épouse ? Est-elle vraiment contente de la situation ? questionna-t-il.

Alphonse eut l’impression que le médecin accentuait le «vraiment » d’un air louche. Il réfléchit.

J'pense ben qu'elle en est contente, oui. Mais c'est comme si...

Oui ?

Alphonse se retint encore une fois mais à vrai dire, Briniou représentait pour lui une autorité bienveillante qui ne lui faisait pas peur. Il finit par dire :

C’est comme si qu’elle s’était débarrassée de la p'tite, en quelque sorte.

Débarrassée ? Que voulez-vous dire ?

Alphonse hésita. Puis, déclara :

Marie-Constance a toujours été sur l'dos de la p'tite. Jamais contente, toujours à râler d'ssus.

Maintenant qu’il venait de le formuler, Alphonse eut l’impression de voir un ennemi tangible, bien réel. C’était ça : Marie-Constance supportait pas la p'tite.

Oui... Je comprends. Que voulez-vous, elle ne veut pas s’attacher, déclara Briniou.

S’attacher ?

Alphonse semblait stupéfait.

Oui. On a beau être accoutumé à l'idée de perdre nos petits, ce qui se produit encore trop malheureusement aujourd'hui, on en demeure pas moins affecté lorsqu'ils disparaissent. Et Marie-Constance a dû tellement souffrir... Beaucoup plus que n'importe qui. Le deuil entraîne parfois des difficultés qui dépassent la raison. Les afflictions de l'esprit sont impénétrables, Alphonse... ajouta Briniou, avec un air de curé qui évoquait le Ciel et ses mystères. Impénétrables... répéta-t-il.

 

Alphonse se tut.

Cette idée, il ne l’avait jamais vraiment formulée. Après le décès de la petite Geneviève, ils avaient tout de suite refait un enfant, comme pour conjurer le sort. Et lorsque Edouardine avait pointé son nez dans leur vie – le 4 août 1877, un bien beau jour dans sa vie – ils avaient oublié leur malheur, donnant à leur petite fille, tout ce qu’ils n'avaient pas pu donner à l'autre.

 

Briniou rangeait ses affaires, avec une minutie de femme de chambre en train de replacer dans les tiroirs d’une grande commode, le linge le plus délicat de sa maîtresse.

C’est bien tôt pour quitter le nid familial, reprit Briniou, poursuivant sa pensée. Nous avons changé d’époque. L'école communale est un bienfait. La socialisation de l'enfant, mon cher Alphonse, la socialisation et le savoir ! répéta-t-il d'un air inspiré. Si votre petite Edouardine y a goûté, il doit être difficile pour elle de renoncer aux joies de l'école et au plaisir d'avoir des petites camarades de classe, en plus d'avoir quitté la maison. Songez-y, Alphonse, songez-y ! Et puis, il faut penser à en faire d'autres, hein ! conclut-il, dans une œillade amusée. Trois enfants, c'est bien peu.

Briniou prit la pièce que lui tendait Alphonse.

Je reviendrai dans deux jours. Vous ne paierez pas la prochaine fois. S’il y a inquiétude, appelez-moi. N'attendez pas, hein !

 

Alphonse le salua avec déférence, non sans rester circonspect.

On n’avait pas coutume, ici, de s’attarder sur la tristesse que le sort réservait à ses habitants. Le travail de la mer, de la terre, la maladie, le manque d’argent, le deuil faisaient partie de l'existence comme partout et on naissait, on grandissait avec un fatalisme aggravé par les mauvaises pêches, les mauvaises récoltes, les mauvaises grippes qui pouvaient placer une famille entière dans une misère noire.

Tout le monde savait que Briniou écoutait les « cœurs et les sangs » dans sa médecine. Une sorte de science de l'âme, dont il s'était entichée en lisant des revues scientifiques, venues tout droit de Paris, acheminées par courrier et qui lui faisait parfois faire des diagnostics qui laissaient pantois. Les gens de Bouin ne comprenaient pas toujours où Briniou voulait en venir – du moins, les pauvres ou les pécheurs, parce que les riches, personne ne connaissait leur opinion sur le sujet. Ses manières de finasser autour des relations de famille, des relations entre les parents et leurs enfants, des relations intimes entre les époux, intriguaient beaucoup. De même, Briniou pouvait vous interroger sur la dureté du travail et aussi sur la façon dont vous considériez votre travail … Tout ceci faisait parfois douter qu'il fût un vrai médecin. Par exemple – Alphonse s'en souvenait très bien – Vignereau, un gars de quarante ans, veuf, s'était attrapé un sacré mal de dos à tel point qu'il avait dû rester couché, sans pouvoir se mettre debout tout seul. Il avait débardé tellement de bateaux le même jour qu'il hurlait de douleur le lendemain. Et pourtant, c'était pas un faible, le Vignereau, loin de là ! Un travailleur infatigable qui, pour entretenir sa mère et son père recueillis au foyer, travaillait double. Eh bien, Briniou l'avait ausculté en posant des tas de questions incroyables sur son métier – c'est la mère Vignereau qu'avait raconté ça – et pour conclure, il avait dit – Alphonse revoyait encore l'air effaré de la mère Vignereau en train de reproduire les paroles – Briniou avait dit :

Eh bien, mon bon ! Ce mal de dos est un langage du corps tout autant que de l’esprit. Il veut tout simplement dire que vous en avez plein le dos !

Qu'e'c'ça veut dire ? avait questionné le gars dans son lit, avec des grands yeux tout bêtes.

Cela veut dire que votre corps est fatigué mais que votre esprit l’est encore bien plus. Il vous dit de vous reposer, de travailler moins durement et de ménager votre santé.

Un silence de plomb s’était creusé dans la pièce.

Dame ! J'y peux pas travailler moins dur'ment, moi ! C'est qu'c'est le patron qui décide !

Oui ! Mais croyez-moi : votre corps vous dit ce que votre esprit n'ose pas dire à votre patron : « Je suis fatigué ! C'est trop dur !»

Ben c'est pas qu'c'est dur ou pas dur ! C'est qu'j'ai pas le choix qu'd'y faire le travail que l'patron d'mande, enfin !

Et que lui direz-vous quand vous ne pourrez plus rien porter ? Hein ?

S’en était suivi un drôle de dialogue entre deux sourds qui ne parlaient pas la même langue...

 

Mais il fallait reconnaître que Briniou avait une bonté naturelle qui faisait de lui un bon médecin, farfelu certes, mais bon médecin.

Alphonse revint au chevet de son fils, prit une chaise et médita sur le mal de Marie-Constance et la tristesse de sa fille.

Mais il finit par se lever, sortit un papier, empaqueté dans un linge propre dans le tiroir du vaisselier et lut lentement, en plusieurs fois, ce que ses quelques années d'école lui permettaient :

 

  « Ledit Alphonse Buffard, père, promet et s'oblige de faire rester pendant lesdits sept ans, sa fille Edouardine Buffard, chez ladite Simone Hautpin pour y apprendre ledit métier de dentellière.

Le contrat fait savoir que ladite Simone Hautpin puisse rien exiger desdits Alphonse Buffard et Edouardine Buffard, père et fille, que le travail de cette dernière (... )

En contre partie, et pour l’espace de sept ans, l’apprentie promet obéissance et docilité à suivre les avis et les ordres qu’elle recevra de son maître, afin d’apprendre de son mieux tout ce qui lui sera enseigné pour la pratique de son métier(...)

En cas de rupture dudit contrat, ledit Alphonse Buffard s'engage à monnayer, selon les circonstances définies, les sommes et le forfait de dédommagement reconnus par les deux parties à la signature (...) »

 

Il faudrait donc dédommager madame Hautpin si Edouardine ne faisait pas l’affaire, pour les frais d’entretien et de logement d’une part, pour la perte de gain qu’occasionnerait cette défection, d’autre part.

 

*

 

Dans une trouée de verdure, auprès d'une mare à grenouilles nappée d'un lit de lentilles d'eau, Marie-Constance se tenait assise, la tête enfouie au creux de ses genoux. Des eaux stagnantes, en plein soleil, émergeaient parfois les gros yeux d'un batracien flairant une mouche ou une belle nèpe. Après l'avoir gobé d'un bond musculeux, la bestiole retournait se cacher avec un petit bruit de gargouillis d'eau . Les lenticules, dans une danse presque immobile, se refermaient progressivement sur sa subite apparition.

Marie-Constance avait marché longtemps, peut-être une bonne heure, empruntant la route vers le Bois-de-Cené puis elle avait coupé à travers marais, landes et bosquets, sans penser et sans voir. Et puis elle s’était échouée dans ses jupes, épuisée, cachée par des saules, au fond d'une niche de verdure. On devait être en fin d'après-midi. Comment rentrer à la maison ?

 

Il fallait apprivoiser quelque chose de monstrueux. Doublement monstrueux maintenant qu'elle avait frappé Yvon et laissé Edouardine chez madame Hautpin. Quand Genevrière était morte, le chagrin l'avait emmenée dans un grand trou d'où elle n'était sortie qu'à la naissance d'Edouardine. Bien sûr, dans les campagnes, les gens perdaient leurs petits autant comme autant, on y était habitué. On tremblait à la naissance de voir des nourrissons goulus et bien portants parce que cette image de la vie pouvait se doubler dans les jours ou les mois d'après, d'une bien grande peine.

Mais Edouardine avait montré tellement de vigueur dès les premiers temps que l’appréhension du trépas s’était éloignée en moins de deux.

 

C'était plus tard que c'était venu... Dès que la petite avait commencé à babiller, à marcher, à irradier de toute son énergie et de sa joie d'enfant. Alphonse en était bête de sa fille. Marie-Constance, elle, la regardait grandir avec une rogne qu'elle avait du mal à dominer, dénuée d'élans maternels et de caresses, inquiète de sentir sa rage pousser comme une herbe sauvage, amère et âpre, ne pardonnant pas à Edouardine son bonheur léger et sa grâce puérile, à un âge où Geneviève aurait dû en faire de même. Dans le cœur de Marie-Constance, oublier Geneviève, c'était la trahir. Aimer une nouvelle fois, c'était l'oublier.

 

Et pourtant, parfois, elle finissait par oublier. Un peu, quelque temps, mais à dire vrai, ça revenait toujours. Il fallait composer avec ça, avec une sorte de bête qui vous rongeait le cœur sans prévenir, comme un noyé qu’on a exprès jeté à l'eau et qui finit toujours par remonter à la surface pour vous accuser. Pouvait-elle être heureuse, être une mère aimante avec ce poids ?

Parfois, le visage de Geneviève la ravageait comme une grosse machine à dents, labourait sa poitrine jusqu’à ce qu’elle s’arrête de travailler, le souffle coupé, des larmes à s’étouffer. La petite Geneviève se logeait au fond de ses deux yeux, dilatés sur un souvenir effrayant, toute pâle dans ses l

Publié dans Nouvelles longues

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