Le X

Publié le par DonaSherif

" Tu ne l'emporteras pas au paradis ! "

 

En vacances, Joy Baker était parti pour St-Juin,  une station balnéaire paisible. Toutefois, frappé par la beauté du paysage liminaire de la ville de St-Brique, un endroit ignoré des cartes et des GPS, il décida sur le champ d'y séjourner.

 

 

La veille avait laissé lieu à l'une de ces scènes de ménage dont ni lui, ni Maria ne sortait vraiment indemne. Maria avait la fâcheuse propension de l'accuser de tout : leur vie de couple monotone et sans joie, le départ de leurs grands enfants qui avaient quitté le foyer parental devenu pesant et délétère, la retraite qui avançait à grands pas et ne laissait entrevoir, pour l'un et pour l'autre qu'une suite de jours voués à l'ennui et aux querelles domestiques.

Mais cette fois-ci avait été la plus violente de toutes. Il n'y avait plus qu'à partir. Joy Baker avait fui : emballé quelques vêtements, livres, accessoires de toilette, ordinateur portable et c'est mutique qu'il avait quitté son domicile sous le regard haineux de son épouse.

 

Un souffle de liberté s'épanouissait en lui et à la vue de cette route, presque déserte et loin des villes qui défilait à grande vitesse sous ses yeux, il se sentit prêt à tout, son objectif principal étant de ne pas rentrer. Ils auraient dû partir ensemble, ces vacances étaient programmées depuis longtemps. Maria aimait, comme lui, les villages pittoresques et paisibles, loin des sites touristiques incontournables et bondés. Pour la première fois depuis longtemps, Joy était seul. Seul... le mot s'étendit à l'horizon tel un oriflamme glorieux et enivrant. C'était une vraie victoire pour Joy. Jamais il ne s'en serait cru capable.

 

Le GPS ne répondait plus depuis plusieurs minutes.

Joy avait inscrit la petite ville de sa destination initiale en début de parcours et il avait roulé au son de la voix numérique lui indiquant les directions à prendre. Il jeta un œil sur son téléphone portable, fixé au tableau de bord et vérifia de l’œil ce qu'il indiquait : « Pas de signal GPS. Surveillez la route en surbrillance. ». Plus de connexion donc... On devait être en pleine campagne.

 

Il continua cependant de conduire, envahi par une bouffée d'aventure qui décuplait à présent la nouvelle prise de liberté et sans se soucier de sa destination, envisagea d'aller le plus loin possible et de s'arrêter quand il en aurait envie. Il haïssait Maria. Il haïssait ce qu'ils étaient devenus ensemble. Et tout en conduisant, il l'injuria longtemps, inventa des dialogues avec elle qui n'avaient jamais eu lieu et n'auraient plus jamais lieu, déversa sa bile sur une Maria qu'il avait quittée le matin même. Il avait besoin de régler ses comptes. Et l'ectoplasme de sa femme, presque vivant dans l'habitacle de la voiture, lui répondait par autant d'insultes que lui en proférait contre elle.

Ainsi, Joy ne vit pas le temps passer.

 

Le ciel, jusqu'alors d'un bleu azuréen, venait de se charger d'une violine peu commune, habillant les nuées qui l'habitaient de boursouflures sombres. La lumière qui en émanait colorait l'horizon de nuances rares, tour à tour d'un mauve foncé puis scintillant quand le soleil démultipliait en faisceaux ses rayons lumineux par des trouées moutonneuses. Il fit sombre assez vite alors qu'on était en plein milieu d'après-midi.

 

Joy remarqua alors un paysage qui attira son regard.

Il observa, de part et d'autre de la départementale, un panorama de petites montagnes, rases et touffues. Ceci l'étonna. Il n'y en avait pas aux alentours de la ville qu'il s'était fixé d'atteindre, il avait dû rouler beaucoup plus longtemps qu'il ne l'avait estimé. Il n'y avait aucune voiture à cet endroit et d'être aussi solitaire dans son périple renforça en lui la sensation de partir à l'aventure, sur une route qu'il ne connaissait pas, traversant un paysage de montagnes qu'il ne parvenait pas à identifier.

 

Joy ralentit sa vitesse et goûta avec ivresse le sentiment de débuter une nouvelle vie, sans attaches, sans avoir de comptes à personne. Il aurait dû quitter Maria beaucoup plus tôt. Il faisait très sombre à présent et sillonnant la route au seul bruit de son moteur, il savourait l'un des moments les plus jouissifs de sa vie. Pourtant, il ne cessait de penser à Maria, à la violence de leur dispute, à la colère qui l'avait animée. A Louise aussi. De quelle manière Maria l'avait-elle su ? Ça, il ne le savait pas. Ils avaient été si discrets.... Mais c'était aussi la première fois qu'elle apprenait qu'il l'avait trompée. Pourvu qu'elle ne connaisse jamais ses fredaines précédentes. Une femme jalouse est capable de tout, pensa-t-il et malgré lui, alors qu'il s'était enivré de son voyage quelques instants auparavant, il frissonna.

 

Maria s'était vraiment mise en colère, une colère peu commune. 

Il ne l'avait jamais vue dans cet état.

«  Tu ne l'emporteras pas au paradis ! » avait-elle hurlé quand elle l'avait vue faire ses bagages. Elle avait craché ces mots sur lui, plusieurs fois. On aurait dit que des crapauds grillés sortaient de sa bouche. Quel mauvais souvenir !... Et Louise ? Louise était comme les autres. Belle de corps, bonne de cœur mais amoureuse, devenue bien trop tendre et possessive au fil de leur relation. Il ne reverrait pas Louise. Et qui sait s'il reverrait Maria ? Il pensa à son existence avec une force nouvelle. Il était temps de changer d'existence. Et puis, il n'était pas si vieux ! Il pouvait refaire sa vie, partout ailleurs, conquérir de nouveaux cœurs autant qu'il le voulait ! Une bouffée d'adrénaline le submergea de toute sa force. Il se sentait vraiment bien et ne regrettait rien.

 

Au sortir du paysage de montagnes, jusqu'alors nimbé d'une d'obscurité proche de la nuit, Joy remarqua non sans surprise que le ciel se dégageait massivement. Les gros nuages pourpres s'effilochèrent et très vite, la lumière naturelle d'un après-midi d'été raviva le paysage. Un très fort orage avait dû menacer les environs, songea-t-il. Il s'en trouva rassuré car un ciel porteur d'un gros grain comme celui-ci aurait pu le mettre en danger sur la route. Et voilà qu'il parvenait à l'orée d'une petite commune, sortie de la route comme ça, au hasard d'un virage.

 

« Saint-Brique ? Jamais entendu parler de ce nom-là ! » pensa-t-il. Un panonceau, plus petit disait: « Bienvenue aux vacanciers ! » Comme il avait ralenti, il ne manqua pas de remarquer des beaux arbres blonds qui bordaient ce qui devait être l'avenue principale. Quelques maisons basses ceintes de beaux jardins s'offraient aux yeux et leur régularité ordonnée, ombragées par les arbres, leur donnait un aspect tranquille. Un village de vacances. Il n'y avait personne dans la rue. C'était cela dont il avait le plus besoin : le calme.

 

Joy Baker décida d'y passer la nuit.

Il parvint sur la place de l'église. Comment ne pas remarquer cet édifice colossal qui occupait l'endroit entier ? C'était une église de style gothique, majestueuse et haute, d'autant plus impressionnante qu'elle s'enserrait dans un amas de petits magasins. Le rapport de taille était saisissant. D'importants travaux étaient en cours. Le portail sculpté et les vantaux en bois étaient clos par un entrelacs de planches inesthétiques et dessinait une sorte de X qui en interdisait l'entrée.

 

Il gara son véhicule sur l'aire de stationnement conjointe à l'église, prit son par-dessus, sa sacoche en cuir , descendit de voiture et se dit qu'il allait profiter de chercher un hôtel pour visiter le centre-ville de la bourgade. Les rues étaient désertes, les boutiques semblaient fermées. Pour autant, les vitrines étaient apparentes et aucun store métallique n'était tiré. Les commerces devaient ouvrir plus tard...Ou bien, étaient-ils déjà fermés ? Un jeu d'ombres attira brusquement son œil. Tiens! Là, ça venait de bouger. Levant les yeux, il vit nettement des silhouettes profilées aux fenêtres, des rideaux frémissants comme si on venait de les tirer et puis aussitôt, Joy entendit des gens. Des tas de gens criaient fort ici et là. Il y eut comme une marée de conversations qui traversa la ville. Et bientôt, il vit des enfants jouer devant les maisons, des femmes étendant leur linge, un vieux monsieur promenait son chien, des jeunes gens circulaient en scooter. Ça devait être la fin de la sieste, songea-t-il. Et les commerçants ouvrirent leurs portes. Tous le saluèrent, alors qu'il s'en approchait, avec une courtoisie empreinte de sympathie.

Bonjour ! Bienvenue ! retentit à son oreille des dizaines de fois, lui sembla-t-il. C'était vraiment très agréable.

 

En tournant sur sa droite, Joy Baker parvint à ce qui semblait être le cœur du village. Une jolie placette agrémentée de parterres vifs et fournis en plantations diverses égayaient cet endroit déjà plaisant. Des maisons en pierres décorées de géraniums, des cafés fleuris de parasols en couleur rendaient l'endroit particulièrement plaisant et animé. En effet, des terrasses de café s'alignaient dans un désordre de tables et de chaises bruyantes. Des consommateurs parlaient et riaient à tout-va, trinquant joyeusement. Le tintement des verres et des conversations se fondait dans une harmonie de lumière que les arbres ombellifères, disposés tout autour de ce lieu, faisaient rayonner de manière diffuse à travers les feuilles. Un lieu vraiment très accueillant, pensa Joy. Et à peine l'eut-il pensé que toutes ces personnes occupées à rire et à trinquer ensemble, tournèrent la tête vers lui.

 

Bienvenue, bienvenue ! résonna comme une clameur unanime dans tout l'espace. Déjà, on venait vers lui, serrant sa main, avec maints sourires et sollicitation cordiale à partager un verre à une table. Quel accueil incroyable ! se réjouissait Baker. Il ne regrettait pas de s'être arrêté à Saint-Brique.

Un vacancier ! Bienvenue parmi nous ! clama un homme d'une élégance raffinée.

Il était vraiment fort bien vêtu. Un costume de lin seyant habillait sa haute silhouette. Un canotier finement tressé et ceint d'un ruban noir achevait sa tenue et le geste qu'il fit pour l'ôter de sa tête en saluant était empreint d'une grâce à l'ancienne, la tête baissée vers son interlocuteur et d'un grand geste d'ouverture de la main. L'homme reprit :

Quelle joie de vous recevoir, Monsieur ! Nous sommes toujours si heureux d'accueillir nos touristes et de leur faire découvrir notre petite ville si chaleureuse et si belle, ne trouvez-vous pas ? Mais d'où venez-vous ? Vous accepterez bien un verre, n'est-ce pas ?

 

Sa gentillesse et son entrain à recevoir un nouveau touriste était telle qu'il n'en finissait pas de réitérer ses politesses et son invitation. Et tout le monde en fit autant. Joy Baker n'eut même pas le temps de répondre ou d'arguer quoi que ce soit. Son interlocuteur principal devait être un notable. Le maire peut-être. Son phrasé raffiné, ponctué de rires sonores était étourdissant. Mais il y avait quelque chose de cauteleux dans son attitude et son extrême courtoisie devenait envahissante. : l'eut-il voulu que Joy ne pouvait plus refuser une telle invitation sans s'embarrasser d'excuses injustifiables. Il était obligé de rester. 

 

On lui servit un martini-dry. Quelle chance ! C'était bien ce qu'il préférait.

Monsieur Baker ! Il est coutume ici de pratiquer un jeu que nous affectionnons beaucoup. Accepteriez-vous d'être des nôtres ? Nous allions commencer une partie au moment où vous êtes arrivés parmi nous !

De quelle sorte de jeu s'agit-il ? questionna Baker, le verre à la main.

Un jeu traditionnel, un sorte de jeu de l'Oie revisité. Nous jouons là-bas

et il désigna la salle intérieure, tout en bois lustré, d'un bistrot coquet, face à eux.

Une partie ! Une partie ! clama la foule qui entourait le nouvel arrivant. Leur enthousiasme était contagieux.

Lorsque Baker accepta, il fut pris dans un tourbillon de remerciements si bienveillants qu'il remit la recherche d'un hôtel à plus tard, comptant sur la sollicitude de ses hôtes pour lui en proposer un dès qu'il en ferait la demande.

 

Le ciel était à l'averse. Le soleil avait disparu derrière de gros nuages qui s'épaississaient à vue d’œil et ces nuées tumultueuses, si vite agglutinées, promettaient une pluie drue. Après tout, Baker était en vacances et n'avait aucun impératif à respecter. Et puis il était libre maintenant. C'est heureux qu'il suivit cette foule des gens si bien attentionnés.

 

En sirotant le deuxième Martini-dry qu'on lui avait encore offert grâcieusement, Baker suivait attentivement ce qui était en train de se passer.

 

Le vieil homme qui lui faisait face menait le jeu. 

Son front soucieux, sa respiration à pauses apnéiques traduisaient une parfaite concentration. Tirant un trois, ce dernier venait encore d'avancer de trois cases.

Derrière eux, la foule émit un vivat enthousiaste. L'homme qui l'avait si cordialement convié à jouer n'était autre que l'animateur de cette partie délirante. Il n'avait pas son pareil pour galvaniser la salle, nommant le nom de chaque case d'arrivée des joueurs avec une ardeur et un brio théâtral qui avait le don de provoquer dans la foule des clameurs agitées.

Pour la seconde fois déjà, l'animateur entonna un étrange laïus, répété en chœur par la foule dès la deuxième reprise :

Sous l' tapis, y' a une trappe ! Sous la trappe, y' a un trou ! Dans le trou, qui ira ?

Ce curieux slogan marquait apparemment toute avancée stratégique des joueurs. Ils étaient alors bruyamment applaudis et ce, avec une fièvre impressionnante.

« Sacrée ville ! » pensa Baker. Il était ébahi par son partenaire de jeu totalement investi dans la partie mais se trouvait aussi gagné par l'ambiance de la salle complètement électrique. Une sorte de frénésie agitait les spectateurs qui beuglaient leur enthousiasme délirant. « Ils ont dû parier ! » pensa Baker.

 

Le vieux venait à nouveau de le battre : Baker se retrouva cinq cases en arrière alors que son partenaire avait encore avancé de trois. Le vieil homme se trouvait maintenant sur la Banque.

La Banque, messieurs, mesdames ! La Banque ! hurla l'animateur.

Et à ceci, une ovation bruyante résonna dans la salle.

Baker lança les dés mais se retrouva coincé en Prison, soit deux cases plus loin. La salle résonna :

Sous l' tapis, y' a une trappe ! Sous la trappe, y' a un trou ! Dans le trou, qui ira ?

Il faisait à présent une chaleur étouffante dans ce lieu confiné. La sueur des hommes répandait une odeur acide qui se mêlait aux effluves sirupeuses des boissons.

 

En levant la tête, curieux de ce public chauffé à blanc, Baker vit distinctement un spectateur, au rictus singulier, passer son pouce sur sa gorge. Indubitablement, c'était bien Baker qu'il fixait en mimant l'égorgement.

Eh oh, toi là-bas ! Ça ne va pas non ? lança-t-il à l'individu, scandalisé par un geste aussi agressif pour un jeu de cette nature.

C'est le jeu ! Le jeu ! Faut jouer ! fit l'animateur avec un petit rire amusé. Pas d'inquiétude monsieur Baker ! Nos habitants sont un peu excessifs dans leur enthousiasme mais c'est un jeu que nous aimons tellement !

 

Il y eut une sorte de conciliabule général dans la salle. 

On eut dit qu'une rumeur circulait, que tout le monde donnait son assentiment en dodelinant de la tête. Et puis, tous se remirent à brailler et à rire, applaudissant les joueurs.

Ça ne tournait pas rond. Baker ne parvenait pas à définir ce qu'il ressentait mais quelque chose de malsain planait dans cette salle close, empestée de l'odeur de ces gens qui finissaient par hurler d'une joie acide et à huer le perdant. Il se sentait prisonnier d'une tension qui ne cessait d'augmenter, les jambes lourdes, écœuré à présent par le goût du martini-dry.

 

Depuis combien de temps était-il assis là ? Il ne savait plus très bien. Il croyait boire son verre et pourtant son verre était toujours plein. Le lui remplissait-on sans qu'il le vît ?

Il n'était pas tranquille dans le fond. Le type-là... celui qui avait fait le signe... Le type le regardait, les yeux brillants, la bouche entrouverte, haletant. Qu'allait-il gagner celui-là ? Il avait dû miser gros.

Une légère anxiété s'installait en lui mais au lieu d'analyser ce qu'il ressentait, Baker subissait son état, effrayé de ne pas avoir le cran de quitter la table, ce café puant de sueur, et tous ces gens excités.

 

Et soudain il pensa à Maria. 

Maria aurait dû être là. Maria savait toujours comment faire pour se sortir du pétrin. «  Tu ne l'emporteras pas au paradis ! » éclata sous son front et un cruel sentiment de solitude augmenta son désarroi. Maria ne lui pardonnerait jamais ça. Pourtant, c'était juste une gifle, une bonne trempe qu'il lui avait donnée, rien d'autre. Oui... c'était juste un coup. Mais il en fut subitement troublé comme s'il n'avait pas encore mesuré l'ampleur de ce geste. Le remords vint juste après... 

«  Tu ne l'emporteras pas au paradis ! » vida son fiel entre ses tempes et le beau visage de Maria, barbouillé de sang et de colère, proféra encore une fois la phrase maudite.

 

Baker fatiguait et maintenant, il avait très mal à la tête. Il secoua les dés, tira un six, avança son pion en conséquence. Il fallait arriver à la fin du jeu marqué par un symbole, une sorte de grand X sur un rond. Mais il se retrouva sur le Puits.

 

Curieusement, il ne voyait plus très bien. Était-ce l'obscurité qui tombait ? Sa migraine ? Le Martini- dry ? Il suivait le X tracé sur un cercle. Drôle de symbole, drôle de jeu... Drôles de gens...

A présent, il voulait cesser cette partie interminable. Il se leva, fatigué mais l'animateur lui intima l'ordre de se rasseoir par une pression de la main exercée sur sa nuque.

Juste le jeu, monsieur Baker, il faut jouer ! Jouez !

L'animateur qui venait de se pencher sur lui le regardait droit dans les yeux. Une  lueur brillait au fond de ses iris et Baker se mira un instant dans ce regard : tout petit, prisonnier d'une pupille, un œil de cyclone... Une sorte d'aboulie s'abattit sur lui et il ne put partir.

La tête plombée et le corps engourdi, Baker prit les deux dés, les mélangea dans la corne et sortit un quatre qui l'amena à un seul point de la case X posé sur le cercle alors que, de manière inattendue, son partenaire venait de reculer de trois points, barré par la Rivière qu'il ne pouvait pas traverser. Le vieux allait donc perdre ! Et lui, gagner ! C'était inespéré ! Il allait pouvoir s'en aller, alors !

 

La salle résonna d'un vivat immense suivi de :

Sous l' tapis, y' a une trappe ! Sous la trappe, y' a un trou ! Dans le trou, qui ira ?

Trois fois de suite ou bien davantage, la salle fit résonner la phrase sibylline.

Mais qu'est-ce qu'ils disent à la fin ? bégaya Baker.

Il avait même du mal à parler maintenant.

 

Le vieil homme leva la tête et impassible, le regarda droit dans les yeux.

Il avait un drôle de visage celui-là. Mais à bien regarder... A bien regarder, ils avaient tous un drôle de visage : sec, aux yeux étincelants, aux traits nerveux.

 

Encore un coup. C'était le UN.

Baker avança d'une case et posa son pion sur le X dessiné sur un cercle.

 

Au comble de l'exultation, la salle hurla le slogan à grands cris, découvrant, sans plus le contenir, le sourire sanguinaire de ses spectateurs, un sourire salivaire qui s'ouvrait sur des dents acérées.

Et puis il y eut le bruit de la trappe.

 

Baker tomba dans le trou où s'allumait un grand feu.

 

Publié dans Nouvelles longues

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