L'Incipit

Publié le par DonaSherif

Thème : un petit meuble pas comme les autres...

Pour Damien : merci pour tout Porte-Plume !;)

 

Il y avait du jeu.

Martin recommença, enfonça la lame dans l'interstice pour décoller les parois et frappa doucement, à l'arrière du meuble, avec le marteau. C'était un joli secrétaire, acheté trois sous à la foire à la Brocante, place Viarme à Nantes. En acajou, d’époque Louis XVI, il possédait deux vantaux en partie basse, un tiroir en ceinture et un l'abattant découvrant six petits tiroirs, des cassiers et un écritoire. Les montants cannelés à deux registres étaient séparés par des pots à feu en bronze doré et ciselé. Il reposait sur quatre pieds fuselés terminés par des sabots en bronze. Le dessus en marbre gris de Saint-Anne lui donnait un cachet particulier. Mais le tiroir central résistait cependant, et qu'il restât clos, expliquait le bas prix de cette acquisition. 

 

Martin avait en tête d'écrire un roman. C'était un être solitaire, nourri de livres et de latin, d'idéaux littéraires et de maximes philosophiques. Son incapacité à considérer les réalités terrestres le rendaient inapte à communiquer avec ses semblables. Natif du bas-bocage vendéen, entre Talmont-Saint-Hilaire et Fontenay-le-Comte, Martin avait très tôt développé une sensibilité hors du commun La topographie plane de sa région, marquée par l’absence de haies, laissait au vent un espace sans aspérités … Forêts et arbres cédaient la place aux vastes étendues de cultures. Au gré des saisons, les plaines revêtaient les couleurs du maïs, du froment, de l’orge, du seigle, pour jaunir au printemps sous les fleurs de tournesols. Ces paysages avaient gravé en lui une géographie mélancolique et grave, façonné son goût de la solitude et les années passant, avaient aggravé son insociabilité qu'il souhaitait à présent, exprimer en écriture.

 

Il rêvait et s'exaltait seul, n'ayant en tête que son dessein d'écriture. Les premières lignes de son premier roman s'inscrivaient souvent devant ses yeux :

« Longtemps il avait eu envie d'écrire un livre. Un jour, il le fit. » ou bien : «Voici son premier roman. Et il commence ainsi. » ou alors : « C'est mon premier roman. Premier et dernier. » Il ne cessait d'imaginer la suite, abreuvant ce projet inédit d'une foule d'intrigues complexes qu'il ne parvenait pas encore à écrire. Martin en oubliait de dîner le soir, de déjeuner le matin, dormait mal et vivait renfermé, obsédé par son projet . 

 Le secrétaire occupait ses longues réflexions et de fait, Martin trouvait à sa restauration, l'occasion de méditer. Après l'avoir décapé puis poncé puis verni, il s'attela dès lors au tiroir fermé. La matière lui résistait, comme son écriture et c'est compulsivement qu'il s'acharnait à l'ouvrir, liant l'une et l'autre tâche dans un rapport intime, compliqué et tortueux. Il forcerait cette résistance, il y arriverait et pendant qu'il martelait ce petit caisson fermé, son livre et tous ses personnages palpitaient dans son esprit, au rythme de son inspiration mentale, dans une pulsation continue.

Le marteau frappait au dos du tiroir qu'il avait colmaté avec un bout de feutre pour en assourdir les coups : les voisins se plaignaient. Il y avait quelque chose là... Dans le tiroir fermé, il y avait quelque chose... il en était certain.

 

Ses nuits, ponctuées de rêves incessants déroulaient des pages entières d'écriture, des pages noircies de caractères ondoyaient comme des vagues qui finissaient par le submerger. Le jour, il s'attelait au secrétaire, obnubilé par le tiroir comme un mystère qui lui échappait. Un peu comme son livre. Les phrases défilaient dans sa tête sans qu'il vît le temps passer, transi par une enthousiasme intérieur, mêlé à des fantasmes de gloire, rendu haletant par des bouffées d'ambition sans bornes et pourtant, il ne parvenait pas à écrire. Refaisant les mêmes gestes, répétant les mêmes phrases, dans un désordre fébrile, il recréait sans fin son roman inédit, inachevé, inaccessible et pourtant si près.

 

C'était l'heure de l'anxiolytique. Conjugué à l'anti-dépresseur, ces deux médicaments le faisaient somnoler et Martin sommeillait debout, écrivant mentalement.

Mais aujourd'hui, quelque chose était différent.

Aujourd'hui, il avait imaginé la fin de son manuscrit : le personnage principal, devenu fou, se jetait dans le vide. C'est tragique et désespéré, l'apothéose du désespoir et qui n'appelait aucune remède. Euphorique et titubant de fatigue, il se saisit du marteau, pris de superstition, songeant que son obstination à forcer le tiroir était intrinsèquement liée à son génie de création. Tout avait commencé là et il le considérait comme un réceptacle sacré qui délivrerait un message capital.

Il y arriverait. 

 

Il y eut comme un déclic.

Martin en resta ahuri... Le tiroir sortit de son caisson. À l'intérieur, il vit ce qui ressemblait à une liasse de papier. C'est religieusement qu'il s'en saisit. Et quand il prit entre ses mains ce qui ressemblait fort à un manuscrit, il le feuilleta.

Il s'agissait de pages noircies d'écriture, d'une écriture si serrée et minutieuse qu'il en eut le vertige, suivant des yeux des sillons de mots, des lignes qui s'étiraient vers l'infini, vers une lecture sans fin.

Il revint à la première page et lut  :

« Je m'appelle Martin. Ceci est mon premier roman. Qui sait s'il y en aura d'autres ? »

L'incipit s'inscrivit sur toutes les vitres, sur tous les murs. Quand Martin vit la pièce s'effondrer et les vagues le submerger, il chuta de tout son poids, entendit les voisins se plaindre. 

 

Il fallut appeler une ambulance.

Elle arriva trop tard, la raison de Martin avait, depuis longtemps, chaviré.

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