Nom d'un démon !

Publié le par DonaSherif

Thème d'écriture :  et si un écrivain démodé redevenait célèbre ?

 

 

Nom d'un démon !

 

 

Jean Fer s'exténuait à écrire.

Voici quelques années que sa belle carrière d'écrivain ne connaissait plus la célébrité de ses premiers romans. Il avait été un talentueux auteur à l'époque où ses romances élégiaques, qui conjuguaient fort bien le passé-simple et l'imparfait du subjonctif, étaient devenues très à la mode. On s'extasiait dans les salons sur sa prose parfaite et on admirait, Ô combien, les méandres psychologiques qui composaient, du reste excellemment, la cervelle de ces héros à l'âme bien née !

Mais c'était fini depuis longtemps. Les temps avaient changé, et les lecteurs aussi.

 

Comme Jean Fer essayait une nouvelle fois d'aligner quelques mots à la suite de quelques phrases formant quelques paragraphes chétifs, et que la page cent de son énième roman inachevé restait vierge aux trois quarts, il eut un immense soupir de détresse. La page cent se délita devant ses yeux, s'étira comme une immense désert de sable blanc, se creusa tel un gouffre infernal et sans fin, l'aspirant tout entier. Alors, la neurasthénie méphitique qui pesait sur sa morne existence s'installa pour de bon dans son esprit fatigué.

 

L’œil triste et de cet air las qui vient aux hommes quand ils qui n'espèrent plus, il posa sa main sur le tiroir central de son bureau et l'ouvrit : il y avait un révolver à l'intérieur...

À quoi bon s'obstiner à vivre s'il ne parvenait plus à écrire ?

 

C'est à ce moment précis qu'un léger bruit se fit entendre dans la pièce. Un bruit ? Indéfinissable... Le bruit d'un bruissement plutôt. Curieux ! Fenêtres et portes étaient closes, il était seul dans la maison.

Tiens ! Ça bruissait encore.

 

Jean Fer fit un bond en arrière ! Ça faisait peur à la fin !

Tout pâle, il inspecta la pièce... La singularité de la chose décupla son pavillon auditif jusqu'au nerf cochléaire et... enfin il identifia la source sonore... Le miroir ! Le miroir bruissait ! Totalement livide à présent, Jean Fer fit face à l'objet. Et là ? Paf ! Un coup frappé qui venait de derrière le tain! Paf ! Paf ! Deux coups ! Quel était ce phénomène ? Paf ! Paf ! Paf !Trois coups !

 

Que se passe-t-il ? cria Jean Fer, terrorisé par ce bruit surnaturel.

C'est moi ! fit une voix caverneuse mais pour autant virile.

Elle venait du miroir !

Qui ça, moi ? articula péniblement l'écrivain.

Ton sauveur !

Ce message sibyllin désappointa totalement l'écrivain.

Mais enfin ! Qui ? hurla le pauvre hère.

C'est moi : Méphistophélès ! Espèce de pleurnichard !

 

Une sorte de rivière sombre se tortilla derrière le tain, s'enroulant sur elle-même en méandres tortueux. Un bruit de verre fracassé explosa dans la pièce pendant que le baromètre de Réaumur, doré à la feuille d'or, voyait monter son mercure en flèche ! Brusquement, un démon cornu, aux yeux rouges et à la tignasse fuligineuse, sortit du miroir.

Mais... Mais... Que faites-vous ici ? ânonna péniblement le romancier.

Veux-tu te refaire, bon sang ? Je t'offre la célébrité. Ne me dis pas que cela ne te tente pas !

Comment cela ?

Je te l'offre, tu as juste une petite chose à faire...

 

 

Jean Fer connaissait très bien les clauses d'un contrat de ce type.

Et maintenant quelque peu dégrisé de sa crainte, il parvenait à raisonner sur la venue du démon, dans son propre salon. Sa culture livresque l'avait maintes fois renseigné sur ces manières de pactiser avec le Diable. Signer de son sang et damner son âme pour l'éternité, oui... C'était bien cela qu'on lui proposait. Oui... Mais … Mais retrouver la gloire, l'argent, les femmes, être l'idole, l'écrivain fétiche, le romancier hors pair !...

 

Que faut-il que je fasse ? dit-il d'une voix blanche.

Méphistophélès, expert des perversions humaines, y décela aussitôt les inflexions de la cupidité. Il avait toujours triomphé...

Il allait triompher encore.

 

Tu vas faire ce que je te dis. Mais signe-là tout d'abord.

Il désigna alors un parchemin.

Tu connais les grands auteurs en vogue aujourd'hui, n'est-ce pas ? reprit-il. Ceux qu'on trouve en tête de gondole, dans les grandes librairies à la mode ?

Oui...

Alors signe-là et tu verras !

Mais voir quoi ?...

Signe-là et tu pourras ! s'impatienta le démon.

 

Jean Fer piqua son doigt d'une épingle. Une goutte de son sang servit d'encre. Il signa le parchemin.

Dès lors, Méphistofélès lui tint ces propos :

 

Ton talent s'est évanoui avec le temps ! Plus personne ne souhaite lire ce que tu as écrit, c'est trop démodé. Alors, si tu souhaites recouvrer la célébrité littéraire, il te faut changer de style ! Écoute-moi bien et suis mes conseils : en cas de panne, sers-toi d'un cliché sentimental et ne t'embarrasse pas de la vraisemblance : les âmes non averties confondront les indigences de ton écriture avec de l’intensité. N'utilise pas de ponctuation ! Asyndète, parataxe, aposiopèse à outrance ! Ça fait réel ! Utilise la phrase nominale, très psychotique, c'est à la mode ! N'hésite pas à manier des tournures simplistes, adverbes plats, adjectifs creux, dans des phrases à rallonge : on croira à un effet de littérature. Invente des messages en langue vernaculaire et surtout ne les traduis pas, ça fait vrai ! N'oublie pas les ellipses et les points de suspension ! Laisse le lecteur deviner ce que tu as voulu dire ! Il ne saura pas que tu n'avais rien à raconter et te sera reconnaissant de le laisser imaginer ce qu'il souhaite ! Voilà ce qu'est de la littérature moderne ! Bientôt, tu sauras faire tout cela et plus encore !

 

Jean Fer sentit monter en lui une sève nouvelle et jouissant, exultant déjà de ces gerbes de mots qui allaient faire roman, il s'écria :

 

Mon Dieu ! C'est extraordinaire ! Je vais être le meilleur des romanciers de notre temps !

Ah, ah ! ricana le démon. Eh oui ! Comment crois-tu qu'ont fait les autres ?

Les autres ?

Oui. Les autres. Les auteurs à succès, bougre d'âne !

 

Un sourire carnassier illumina le visage du démon.

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article