La Voisine

Publié le par DonaSherif

Paul Fradel était célibataire, retraité de l'Université où il avait enseigné l'art des Lettres. De l'amour, il ne connaissait que celui chanté dans les poésies classiques : un amour idéal, nourri d'alexandrins et de rimes ciselées.

 

Mais un matin, alors qu'il déjeunait derrière le voilage de sa cuisine, il fut stupéfait de découvrir sur le balcon d'en face, une femme dont la grâce et l'élégance le charmèrent aussitôt. Assurément, elle venait d'emménager, il ne l'avait jamais vue.

Sans se faire remarquer, il l'observa pendant plusieurs jours. Derrière ses rideaux, Fradel tremblait, ému. Il découvrait l'amour pour la première fois.

Il restait conquis par la douceur de ses gestes, sa beauté tranquille. Et parce qu'elle avait à peu près son âge, il l'imagina veuve, solitaire et secrète. En somme, elle était pour lui. Une nuit, pris d'inspiration et d'un grain de folie jamais éprouvé, il rédigea ceci :

 

« La lune déliquescente, assoupie dans les nuées, habille votre beauté. Depuis des jours, mon cœur capricant s'est épris de vos yeux et c'est munificent qu'il bat, bouleversé, espérant qu'un soir, au balcon, votre soupirant, vous découvrirez. »

 

Fradel avait repéré la voiture de sa belle voisine.Il glissa le poème sous l'un des essuie-glace. Plus tard, alors qu'il guettait son départ, il la vit déplier le papier, le parcourir rapidement, hocher la tête et le glisser dans sa poche.

 

Fradel réitéra son geste pendant de longues semaines.

Embusqué derrière ses rideaux, il guettait les faits et gestes de sa belle inconnue.

Cette dernière quittait les lieux tous les matins, aux aurores et revenait en milieu de matinée, et ce, du lundi au vendredi. Son véhicule avait bien vécu : la carrosserie était meurtrie à certains endroits, quelques peintures écaillées frisottaient les portières et le moteur faisait un boucan du diable. Mais pour Fradel, c'était le carrosse, usé certes, d'une femme de haut rang dont la prestance se mesurait à sa démarche et à son allure royale lorsqu'elle s'affichait sur son balcon ou bien se rendait à sa voiture. Tous les jours à la même heure? Où se rendait-elle donc ? Cette question angoissait parfois Fradel.

De l'amour, il commençait à découvrir tous les vertiges mais aussi les tourments. Toutefois, si on lui avait dit que sa voisine était technicienne de surface dans l'un des plus grands parcs bureautiques du quartier des affaires parisien, raison pour laquelle elle s'absentait aussi tôt le matin, Fradel n'aurait pu écrire autant qu'il le faisait. Car à n'en pas douter, l'inspiration lui venait de ce qu'il ressentait. Des émotions nouvelles le bouleversaient sans qu'il les comprît toutes et lorsque sa dame partait en voiture, il lui semblait qu'il la perdait pour toujours. À peine revenait-elle se garer sur le parking que l'espoir renaissait aussitôt, laissant Fradel tout à tour anxieux, fébrile, angoissé, brûlant de passion, tumultueux de désir, en un mot : amoureux.

 

Le samedi et le dimanche, le véhicule restait stationné sur le parking. Fradel éprouvait alors, sans oser se l'avouer vraiment, une tranquillité d'esprit à penser que la femme qu'il convoitait, demeurait chez elle, sage et paisible, en célibataire. Peut-être l'attendait-elle ? Peut-être l'espionnait-elle, elle aussi ? Peut-être rêvait-elle de leur rencontre ? Une sensualité nouvelle et intrépide bouillonnait dans le sang de Fradel. Et c'est plein d'allégresse et aussi tourmenté par un désir grandissant qu'il rédigeait des vers à n'en plus compter.

 

 

Chaque nuit, Fradel écrivait.

Chaque aube, il fleurissait le pare-brise de son inspiratrice de petits poèmes griffonnés avec ardeur. Chaque jour, il observait sa belle voisine, guettait ses réactions, espérait qu'elle lève les yeux vers lui, émue aux larmes de ces alexandrins passionnés ! Alors, alors, oui !... il aurait osé ouvrir en grand les rideaux, il aurait osé se montrer à elle, amoureux et pur, tremblant d'émoi et de ferveur !

Mais comme cela n'arrivait pas, Fradel n'osait pas révéler son identité. Une timidité lancinante l'en empêchait et puis aussi, la crainte d'une rencontre trop précipitée qui aurait réduit à néant ses efforts de séduction. Alors, prenant sur lui, Fradel reprenait son travail de rimes et exalté, plein de désir, attendait le moment propice sans oser le créer.

Pensive, la voisine regardait souvent le ciel, les arbres et ses oiseaux, et rêveuse, alanguie sûrement par les poèmes d'amour qui fleurissaient son pare-brise à chaque nouvelle aube, elle refermait la croisée. Fradel distinguait alors sa silhouette menue prendre un ouvrage à broder et s'asseoir sur un sofa. Qu'elle était belle ! Et elle était si proche !

 

Mais le temps passant, Fradel ne put s'empêcher d'être inquiet.

La voisine lisait vite, beaucoup trop vite les vers qu'il laissait sur son pare-brise. Elle ne semblait pas goûter le nectar des vers qui lui étaient dédiés !

Et pourtant... il y passait du temps.

Par exemple :

« Les vibices du temps ornent votre visage

Tel un fleuve sillonné par des caïmans

Qui piroguent heureux, paresseux et très sages

Et cherchent un asile où s'ébrouer gaiement. »

Peut-être cette image de « caïman » n'était-elle pas appropriée pour chanter son amour à une dame comme elle ?

 

Et puis, le mal alla en empirant : pendant quatre jours de suite, la voisine souleva son essuie-glace nerveusement, déplia le papier, le lut à peine.

Et puis un matin... un matin... elle l'écrasa sous son pied avant de l'envoyer dans le caniveau...

Le poème englouti par les eaux usées se noya dans les égouts. À l'image du cœur de Fradel, noyé dans le chagrin.

 

Alors il décida d'écrire l'ultime déclaration.

Ensuite, il arrêterait tout.

 

«Tel un chant amébée au fond de l'Equateur

Mélodie captieuse ensorcelant mon cœur,

L'amour que je ressens, sonne la fin de l'heure.

Car je comprends bien que me fuit le bonheur.

 

Hélas ! Vous m'ignorez. En esclave piteux

Je gravis l'escalier qui mène au précipice,

Au gouffre, à l'abîme, des plus grands amoureux

Vaincus et condamnés au terrible supplice,

 

De tout abandonner. »

 

La nuit, il alla mettre le poème sur le pare-brise de la voiture. Mais en se retournant, quelle ne fut sa surprise de se se retrouver nez-à-nez avec sa muse. Pris la main dans le sac !

Et pourtant, il n'eut pas honte, non.

Son égérie se tenait devant lui et elle était plus magnifique encore qu'il ne l'avait cru !

Excusez-moi, bredouilla-t-il.

Ce faci aici ? dit la femme, avec un air de chat sauvage à qui on vient de voler un poisson fraîchement pêché.

Pardon ?

Ce faci aici ? reprit-elle aigrement.

Et devant son air ahuri, elle reprit avec effort, en criant plus fort :

Voous ? Quoi ? Ichi ?

 

Une étrangère !

Alors Fradel répondit trois mots que le cœur comprend dans toutes les langues...

 

La voisine avait du cœur. Elle comprit aussitôt !

 

 

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D
Merci, Evy ! ;)
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E
Une belle hisoire merci bonne soirée à toi bis
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